Une vraie grève de femmes

Dominique Bordealeau et Marion Bilodeau, enseignantes en francisation

À l’automne 2023, les enseignantes membres de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), qui représente 40% des enseignantes du Québec, ont mené une grève historique de quatre semaines dans le cadre de la négociation de leur convention collective. Plusieurs l’ont souligné : celles-ci ont fait preuve d’une détermination remarquable. Or la culture et la structure syndicales ont considérablement restreint le potentiel de leur mobilisation.

La FAE a été créée en 2006 par des syndicats jadis membres de la Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE-CSQ), qui lui reprochaient entre autres choses d’être peu combative. Alors que cela aurait pu être l’occasion d’élaborer un syndicalisme fondé sur la solidarité entre travailleurs et travailleuses de différents secteurs, collègues au sein des institutions d’enseignement, les militantes à l’origine de cette désaffiliation ont cependant fait le choix de créer une organisation syndicale parallèle qui, sur le modèle de la FSE, allait défendre strictement les intérêts des enseignantes. À cet envol corporatiste se sont ajoutées les tendances bureaucratiques et centralisatrices que l’on associe généralement aux organisations syndicales, accentuées dans ce cas par le fait que les neuf syndicats affiliés représentent près de 66 500 membres dispersées sur le territoire. En effet, chaque syndicat local regroupe les profs d’un ou deux centres de services scolaires (CSS). Ainsi, le nôtre, l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal (APPM), dont les membres travaillent au CSSDM, compte environ 9 500 enseignantes.

Comme c’est souvent le cas dans ce genre d’organisation, l’APPM ne convoque qu’une assemblée générale ordinaire par année. Dans le cadre de la grève, le vide démocratique était encore plus flagrant. Réunies en mai 2023 pour voter le mandat de GGI, puis pour adopter l’entente de principe en janvier 2024, les membres de l’APPM ne se sont rassemblées dans l’intervalle au sein d’aucune autre instance décisionnelle ou politique. Certes, des conseils de grève quotidiens ont été organisés pour relayer certaines informations, mais ceux-ci étaient réservés exclusivement aux personnes déléguées. Les membres « ordinaires », sauf exception, n’y avaient pas accès. C’est donc dire qu’il n’y a eu ni assemblée de préparation à la grève, ni assemblée de déclenchement, ni assemblée de suivi dans l’intervalle. Il n’existait aucun lieu ouvert de décision et de prise de parole sur la grève pour les membres qui n’étaient pas d’office dans le cercle des initiées. En réalité, à partir du moment où le mandat de GGI a été adopté au printemps 2023, ce sont les exécutifs (locaux et fédératif) qui ont prescrit l’ensemble des décisions stratégiques. 

Profession stratège

C’est d’ailleurs en Conseil fédératif de négociation – et donc entre les exécutifs locaux, sans consultation des membres de la fédération – que s’est prise la décision de ne pas faire partie du Front commun, division encore accentuée par le fait que, visiblement, la FAE et le Front commun ont manqué de se concerter quant au déclenchement de leurs grèves respectives. 

La FAE n’avait aucun fonds de grève pour soutenir ses membres. Quelques mécanismes économiques solidaires ont été mis en place pendant le débrayage afin d’atténuer le fardeau financier des membres les plus démunies, mais davantage aurait pu être fait à ce titre, et ce en amont du déclenchement de la grève. Surtout dans la mesure où il était bien connu que la détresse et l’essoufflement financier des membres, à la veille du temps des fêtes qui plus est, représentaient un des plus grands risques d’échec de la mobilisation enseignante. Rétrospectivement, la volonté des grévistes apparaît véritablement admirable. 

L’appui considérable de la population à l’égard des grévistes a été souligné rapidement et s’est maintenu jusqu’à la fin de la grève. De nombreux parents et plusieurs personnalités publiques ont en effet soutenu les revendications des enseignantes et ont refusé qu’on les oppose aux besoins des élèves. Toutefois, cet appui n’a pas été exploité de façon à servir concrètement la lutte des enseignantes, à l’exception d’une manifestation citoyenne à la veille des vacances des fêtes, alors qu’à la table, on entrait en blitz de négos

Au demeurant, du début à la fin de la grève, les membres n’ont reçu aucune information concernant ce qui se passait à la table de négociations. Sous le prétexte que le succès des pourparlers dépendait ultimement de la protection de la confidentialité de leur contenu, les enseignantes ont dû se retourner vers les médias pour comprendre le fonctionnement et l’évolution de leur propre grève. Et, quand le vent a tourné au lendemain de la signature de l’entente par la FSE et que les médias ont condamné subitement la stratégie de la FAE qu’ils vantaient pourtant la veille, l’insatisfaction dans les rangs de la fédération a bondi proportionnellement. C’est là un risque quand les membres n’ont ni regard ni pouvoir sur l’appareil stratégique de négociation.

Revendications et articulation du discours

Les revendications portées par la grève concernaient bien sûr en partie la question salariale. La FAE demandait des augmentations salariales ainsi qu’un mécanisme de protection du pouvoir d’achat. La composition de la classe constituait l’autre point névralgique du cahier de demandes. Concrètement, la FAE demandait la mise en place d’un mécanisme d’évaluation des besoins des cohortes qui devait mener à l’instauration de nouveaux services et à la création de nouvelles classes. La question de la composition de la classe est rapidement apparue comme la plus rassembleuse durant cette grève. Cela n’est certainement pas sans rapport avec le fait que les enseignantes de la FAE bénéficient d’un meilleur salaire que la majorité de leurs collègues immédiat·e·s dans les établissements scolaires, d’ailleurs grévistes au sein du Front commun.

Pour soutenir ces revendications, la FAE a développé un discours dont il est possible de dégager trois grands axes : 

  • Le premier concernait la reconnaissance de l’autonomie professionnelle de ses membres, exigence que la FAE a décidé d’endosser dans une perspective professionnalisante, c’est-à-dire en la construisant en distinction du travail des autres employées du secteur et des postures des autres usagers des écoles et des centres. Au lieu de défendre l’autonomie au travail, en elle-même, pour toutes et tous, la FAE en a fait une affaire spécifique à la profession enseignante.
  • Le deuxième consistait à inscrire la grève dans le discours plus large de la sauvegarde des services publics en rappelant qu’on ne faisait pas la grève pour nous uniquement, mais aussi pour les élèves, dans la mesure où nos conditions de travail correspondent en fait aux conditions d’apprentissage de ceux-ci. Comme si une grève qui n’avait eu pour but que d’améliorer nos conditions d’existence à nous n’aurait pas été suffisamment légitime pour être défendue. Une vraie grève de femmes, au fond.
  • Ce qui nous mène au troisième axe du discours sur cette grève, celui selon lequel il s’agissait d’une grande mobilisation féministe. Cette affirmation reposait sur le constat suivant : les travailleuses de l’éducation sont en majorité des femmes. Or, il reste encore à déterminer quelle incidence concrète cela a eu sur la manière de mener cette grève. 

Images de grève, grève d’images

Il va de soi que ces grands thèmes ont orienté l’horizon des possibles sur le fond duquel la grève s’est organisée. À ce titre, quelques remarques s’imposent :

  • L’activité principale de cette grève a été le piquetage aux portes des établissements, théâtre quotidien ponctué d’actions ou de manifestations hebdomadaires, ayant généralement lieu le jeudi. Et de fait, l’organisation du calendrier de piquetage a été l’unique enjeu décisionnel des grévistes durant les quatre semaines de débrayage. 
  • Pendant ces longues semaines, aucun espace de partage d’idées — conseil de grève, comité de travail, ciné-causerie, conférence — n’a été mis sur pied. On a ainsi manqué une opportunité de tisser des réseaux de solidarité entre les grévistes, mais aussi entre elles et la population qui pourtant les appuyait.
  • De manière générale, la mobilisation de la FAE a surtout été réfléchie dans son potentiel médiatique et esthétique. Il convient de rappeler par exemple que la plus grande manifestation de cette grève, celle du 23 novembre qui en signait le déclenchement, s’est achevée dans le parc Jeanne-Mance, devant un grand écran où la masse des tuques rouges se regardait piétiner en attendant un discours de clôture qui n’est jamais venu, annonçant bien la grève d’images que ses membres allaient vivre pendant les quatre semaines suivantes. 
  • Toute forme d’initiative et de pensée stratégique autonome a été découragée en amont et de fait n’a pas vu le jour. Par exemple, des membres de l’APPM ont demandé à leur exécutif de partager aux listes de membres une invitation à une manifestation intersyndicale de soir appelant à la poursuite de la grève dans tous les secteurs. Celui-ci a refusé de le faire sous prétexte qu’une autre action était organisée par l’APPM ce jour-là, à douze heures d’intervalle. 
  • Il demeure cependant que certaines collègues ont brillé par leur absence sur les lignes de piquetage durant ces quatre semaines, et pas toutes par désintérêt. Ce qui n’est pas souvent mentionné au sujet de cette grève, c’est que son impact a été profondément inégal sur chacune d’entre nous. Certaines n’ont pas pu y participer simplement parce qu’elle les a précarisées : elles ont dû se trouver un boulot d’appoint, elles ont dû gérer un stress impossible à calmer autour des collègues, elles ont dû garder leurs enfants en bas âge. Malheureusement, peu d’initiatives de soutien envers elles ont vu le jour durant la grève et peu de réflexions à ce propos ont été menées à sa suite. De la même façon, plusieurs élèves ont été affecté·e·s plus radicalement par l’interruption des services : les élèves en difficulté et à besoins particuliers, ceux et celles qui perdaient du même coup l’accès à d’autres types de services (psychologiques, alimentaires, etc.), ceux et celles qui ont dû se garder seul·e·s parce que leurs parents ne pouvaient pas basculer en télétravail pour assurer une surveillance. 

Un véritable blitz

La fin de la grève s’est jouée très vite : la Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE-CSQ) a signé une entente de principe avec le gouvernement Legault juste avant les vacances des fêtes. Cela a forcé la FAE à signer elle aussi, rapidement et sous pression. Était-ce pour tâter le pouls de la mobilisation des membres ? Était-ce pour rendre des comptes avant Noël, comme cela avait été promis à demi-mot depuis le déclenchement de la grève le 23 novembre? Était-ce pour sauver les apparences suite au changement de ton des médias à l’égard de la stratégie globale de la FAE ? Était-ce pour s’éviter la grogne des membres, qui venaient de sacrifier quatre semaines de salaire, si on ne leur proposait pas au moins l’équivalent de ce que l’autre syndicat de profs venait de « conclure » de son côté ?

Les raisons stratégiques derrière cette décision demeurent obscures à ce jour et rendent très difficile la tâche de tirer des conclusions. 

L’offre a été maintenue secrète jusqu’au dernier moment. Si elle a finalement été dévoilée, c’est sans aucun doute grâce à la pression des membres dans les semaines précédant les assemblées de vote. 

Le processus de consultation et le déroulement des assemblées générales visant à se prononcer sur l’entente de principe mériteraient à eux seuls une réflexion de fond. Les manquements et les lacunes ont d’ailleurs été soulevés par plusieurs, et personne ne semble être sorti satisfait de l’exercice. 

À l’APPM, l’assemblée était organisée en trois très longs blocs de présentations suivis de questions-réponses. La période de délibération devait se dérouler dans un deuxième temps. Dans ce contexte, il était évident que les débats n’auraient jamais lieu. C’est d’ailleurs pourquoi certaines personnes ont annoncé leur intention de scinder l’assemblée de vote en deux une semaine avant sa tenue. Cette initiative a été vivement découragée par les membres de l’exécutif et par la présidence d’assemblée. 

Comme on devait s’y attendre, mais sans que l’amertume n’en soit diminuée, la question préalable a été demandée par le sixième intervenant en délibérante, obligeant ainsi les membres de l’APPM à se prononcer sur une grève historique de quatre semaines sans aucun débat

L’entente est passée de justesse à la FAE : cinq syndicats sur neuf se sont positionnés en sa faveur, certains d’entre eux avec des pourcentages de vote aussi faibles que 51,52% et 53% et le dernier avec une majorité obtenue par 13 voix. Par ailleurs, si la compilation des résultats s’était faite sur la base des voix absolues (1 vote = 1 voix), l’entente aurait été rejetée à 54%.  

La déception, elle, frôle les 100%. La droite est irritée par la grève depuis le début. Les grévistes sont déçues d’avoir fait tout ça pour se satisfaire de « gains défensifs », comme les définissent les exécutifs. L’idée même de la grève, son potentiel comme stratégie ultime de la lutte des travailleuses, est rudement attaquée. 

Photo : © André Querry

En attendant le post-mortem…  

On l’a dit, mais il convient de le répéter : même en ayant si peu de prise sur leur grève, les enseignantes ont fait preuve d’un courage et d’une détermination extraordinaires durant ces quatre semaines de débrayage. C’est d’autant plus impressionnant qu’on présume généralement que les travailleurs et travailleuses ne sont pas intéressé·e·s par la grève et en ont peur. Avant l’automne, il aurait été difficile de prédire que les enseignantes de la FAE allaient rester mobilisées aussi longtemps, sans s’essouffler outre mesure et cela, sans fonds de grève.  

Or, alors qu’aucun bilan étoffé de la grève des enseignantes de la FAE n’a encore vu le jour, la GGI comme stratégie de lutte dans le secteur public est fermement critiquée de toutes parts, et ce, même dans les syndicats considérés généralement à gauche. S’il est vrai que cette grève a été un échec en termes de gains réels, rien ne prouve que la grève générale illimitée en elle-même, autrement menée, n’aurait pu nous conduire à une victoire substantielle. Comme ce texte en fait état, d’autres erreurs stratégiques permettent possiblement mieux d’expliquer le cuisant revers qu’ont subi les grévistes de la FAE. 

Pour créer un mouvement syndical véritablement combatif, il nous semble primordial de créer des liens de solidarité avec nos collègues immédiates, sans égard à leur corps d’emploi et à leur affiliation syndicale. Cela doit se faire au local, dans nos milieux de travail respectifs. Ce n’est pas une question de générosité, c’est une nécessité stratégique qui nous permettra de faire réellement front commun le temps venu.

En terminant, et en complémentarité de cette solidarité intersyndicale à construire, il y a un potentiel important à mettre en lumière dans les liens à tisser entre les travailleurs et travailleuses et les bénéficiaires de services dans le secteur public. Le temps dégagé par la grève aurait pu servir à réfléchir aux manières de se rapprocher autrement, politiquement, des élèves et des familles. Or dans un réflexe de protection de la légitimité de la grève, nous avons collectivement refusé de réfléchir à ces questions. Il y avait pourtant là l’occasion de créer de fructueuses alliances entre bénéficiaires et travailleuses : élèves, familles, résident·e·s et organismes du quartier, profs et employées de soutien auraient pu travailler de concert afin d’atténuer les répercussions de la grève pour les plus démuni·e·s et de prendre en main collectivement la question de la reproduction au lieu de la reléguer une fois de plus aux femmes et, dans certains cas, aux enfants. Ce serait, en tous cas, un bon point de départ pour une grève véritablement féministe.