Les occasions qui manquent et les occasions manquées

Éditorial, Journal Numéro 2

La période de négociations du secteur public suscite toujours l’intérêt puisque, à l’échéance des conventions collectives, plus d’un demi-million de travailleuses et de travailleurs retrouvent, en même temps, le droit de faire la grève. Plusieurs y voient l’opportunité d’adjoindre des revendications qui dépassent les conditions de travail ou encore de construire un mouvement de grève générale illimitée d’ampleur qui redonnerait au syndicalisme combatif ses lettres de noblesse. Dans les faits, les conditions d’un tel mouvement sont presque aussi rarement réunies qu’une éclipse totale, dont la dernière a été visible de la belle province en 1972, même année que le Front commun le plus marquant de l’histoire du mouvement ouvrier. 

On aime se raconter que ce sont les lois répressives et antisyndicales encadrant les négociations du secteur public qui contraignent et étouffent les possibilités de construire un rapport de force. Il est vrai qu’avec la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic et la Loi sur les services essentiels, le sentier qui mène au déclenchement d’une grève est long et rocailleux. Et c’est sans compter les lois matraque et autres lois spéciales forçant le retour au travail qui planent sans cesse au-dessus de nos têtes. Mais, malgré tous les obstacles, tout semblait réuni à l’automne pour que se concrétise une lutte digne de ce nom. Quelque 600 000 syndiqué·e·s avec un mandat de grève générale illimitée ; des taux de votes en faveur de la GGI qui avoisinaient l’unanimité ; une détermination d’aller jusqu’au bout palpable sur les lignes de piquetage ; un appui de la population à ce point élevé que les journalistes peinaient à trouver des badauds pour se plaindre d’être victimes d’une prise d’otage ; et la menace d’une loi spéciale à peine évoquée par le premier ministre, chaque fois pour dire qu’elle était écartée. Tout semblait en place pour un mouvement d’ampleur, et pourtant, comme d’habitude, tout a déboulé très vite et a débouché sur des ententes de principe décevantes et un énième désenchantement vis-à-vis des appareils syndicaux.

Que s’est-il passé? Il y a bien eu quelques erreurs de calcul stratégiques. La Fédération autonome de l’enseignement (FAE), par exemple, a déclenché la GGI toute seule de son côté sans s’assurer que le Front commun suivrait. Et elle l’a fait sans se donner les moyens de poursuivre la lutte plus longtemps. La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), de son côté, a elle aussi refusé de faire partie du Front commun au point qu’il appelait à des piquets séparés devant les établissements de santé quand tous les collègues débrayaient en même temps, elle dont l’ensemble des membres est soumis à la loi sur les services essentiels qui empêche de faire la grève plus d’un petit pourcentage de la journée de travail. Derrière ces décisions, il y a dans tous les syndicats un assujettissement de la mobilisation aux comités de négociation, et c’est un embarras de taille. Ces derniers décident de la stratégie et tout le reste doit leur être en appui. Les discours et les efforts pour faire de ces négos un moment historique sont ainsi réduits au narratif d’un jeu de relations industrielles somme toute conservateur et codifié.

De là découle un tas d’occasions manquées. La plus importante était de concrétiser les votes de GGI pour regagner le terrain perdu des dernières décennies.Le Front commun et la FIQ ont laissé faire la grève illimitée par la FAE. Le premier a signé durant les fêtes avant de mettre sa menace de GGI à exécution. Le deuxième a signé beaucoup plus tard et l’entente a été rejetée par plus de 60% des membres. Dans bien d’autres syndicats, les ententes de principe ont été adoptées par à peine plus de la moitié de l’assemblée, même si toutes les ressources de la machine syndicale, incluant leurs spin doctors médiatiques, avaient été mises à profit pour convaincre tout le monde qu’on ne pourrait obtenir mieux. La grève augmente les attentes par rapport aux objectifs et en crée de nouvelles. Beaucoup étaient prêts à la joindre.

Autre occasion manquée des plus tragiques : Gaza. Le mouvement pour la Palestine appelait à des journées internationales de grève pour exiger un cessez-le-feu immédiat. Sur nos milieux de travail, la question palestinienne nous a rapproché·e·s entre collègues, notamment celles et ceux de confession musulmane avec qui on se rendait aux manifs. Mais la revendication semblait si difficile, voire impossible à faire passer par toutes les instances en si peu de temps pour qu’au moins une journée de débrayage vise à rejoindre le mouvement. Il y a bien eu quelques syndicats dont le drapeau flottait dans les manifestations pour le cessez-le-feu, mais l’appui à ce mouvement, comme à toute autre lutte sociale, a été complètement séparé de la stratégie de grève.

Il faut dire que même l’opposition aux réformes de la santé et de l’éducation, qui auront l’une et l’autre des impacts considérables sur les employé·e·s de l’État et leur capacité à échapper à des conditions de travail contraignantes et épuisantes, a été exclue du calcul des négociations. Les divers syndicats promettent maintenant de poursuivre cette lutte, en ayant cependant renoncé pour cinq ans à leur droit de grève. Les directions syndicales du secteur public sont frileuses à employer la grève comme moyen politique qui déborde du cadre des relations industrielles. Elles préfèrent reconnaître le droit de gestion à l’employeur et celui de légiférer comme bon lui semble sur les conditions de travail, de peur de passer pour antidémocratiques ou on ne sait quoi. Elles n’aiment pas non plus les grèves qui s’étirent et qui augmentent les attentes de leur base. Pendant ce temps, on voit déjà les effets de ces réformes se concrétiser, notamment la régulation par l’État des agences dans lesquelles se réfugient les infirmières démissionnaires qui impose une baisse salariale considérable1.

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Il n’y a pas de raccourci pour surmonter cet obstacle majeur qui structure les organisations syndicales : il faut œuvrer à l’autonomisation de la base par rapport aux directions syndicales en créant un contre-pouvoir dans les milieux de travail. Il y a bien sûr plusieurs façons de faire. Dès la première demi-journée de grève, nous étions sur les piquets pour discuter de deux propositions à apporter en assemblée générale. La première visait à convoquer une AG dès l’annonce d’une loi spéciale pour se donner la possibilité de poursuivre la grève dans l’illégalité. Cette proposition avait déjà été adoptée au Syndicat des employées et employés du Cégep du Vieux Montréal. La seconde visait à exiger des comités de négo la divulgation aux membres des ententes de principe rapidement après leur signature. L’idée était de permettre aux membres de bien prendre connaissance du texte, d’en discuter entre collègues et formuler des interventions lors des AG. Cette proposition est devenue un consensus quelques mois plus tard et pour la première fois appliquée dans certains syndicats. 

Plusieurs pensent qu’il faut mettre en place un caucus intersyndical de gauche ou un front commun de la base le plus tôt possible pour se préparer aux prochaines négociations. Ce genre d’espace n’est pas inutile et est même souhaitable, mais l’effectivité des mots d’ordre qui en découleront sera faible si elle ne repose pas sur une organisation sérieuse directement dans les milieux de travail dans lesquels nous nous trouvons. Organiser d’abord et avant tout  un comité de mobilisation sur son milieu de travail qui fait fi des accréditations syndicales a le potentiel de devenir un conseil de grève lorsque celle-ci est déclenchée. Il est aussi souhaitable de pousser nos syndicats à tenir des assemblées générales sur une base régulière lorsque la grève est déclenchée. Il est possible d’en faire la demande par lettre ou par pétition dans la plupart des syndicats, sinon d’organiser des assemblées publiques plus informelles durant les journées de grève si c’est impossible. Les assemblées seront nécessairement moins pénibles et plus dynamiques lorsque viendra le moment de se prononcer sur une entente de principe. Les AG, c’est comme n’importe quoi, ça gagne en qualité avec la pratique.

Avec une telle base organisée, les assemblées publiques ouvertes et les manifestations plus autonomes ne seront que plus fortes et plus intéressantes. Lors d’une assemblée publique convoquée en collaboration avec Alliance ouvrière pour se préparer aux ententes de principe, nous avons constaté que les participantes et participants sont celles et ceux qui s’organisent déjà avec leurs collègues dans leurs milieux de travail. Même chose pour la manifestation autonome appelant au déclenchement de la GGI qui s’est rassemblée juste avant le congé des fêtes. 

Autre leçon : se présenter sur les piquets de grève en tant que collègue du secteur public favorise une discussion horizontale et davantage d’écoute. Nombreux étaient les groupes de gauche qui martelaient leurs mots d’ordre dans les différentes manifestations et qui cherchaient surtout à recruter, au point que nous devions régulièrement nous en distancier pour entreprendre un dialogue avec les autres grévistes. Les échanges étaient d’ailleurs généralement beaucoup plus riches sur les lignes de piquetage que dans lors des marches et rassemblements.

La grève générale illimitée aura convaincu tout le monde de l’importance d’un fonds de grève pour se donner les moyens de poursuivre la lutte jusqu’au bout. Les jeunes profs et les précaires qui ne disposaient d’aucune économie ont souffert d’un manque de revenu dès le tout début. En même temps, cette expérience nous aura appris qu’il n’est absolument pas nécessaire de contrôler les présences plusieurs fois par jour pour distribuer les allocations de grève. Il est bien plus profitable de laisser place aux initiatives d’actions, d’assemblées, de formation et de repas durant les journées de débrayage pour construire un mouvement qualitativement plus dynamique et motivé. Il est aussi possible dans bien des cas de créer un fonds de grève dans son syndicat local2. Bref, au lendemain de la grève, il faut continuer à œuvrer à l’autonomisation des syndiqué·e·s vis-à-vis de leurs directions syndicales. 

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Et on revient au point de départ. Le premier problème soulevé est la rareté des occasions de grève politique. S’il importe de se préparer aux prochaines négociations, la pire des choses serait d’attendre cinq ans avant d’agir. Les occasions manquent, c’est qu’il faut en créer d’autres. L’organisation de démissions collectives pour briser l’isolement entre travailleuses et travailleurs qui souffrent au point d’abandonner leurs postes peut permettre de poser les bases de  l’autonomisation. Se tenir constamment informé du mécontentement des collègues sur le plancher et de leurs stratégies pour éviter l’application des nombreuses décisions de gestion qui ont souvent peu de sens autant pour nous que pour les bénéficiaires des services publics peut ouvrir des possibilités de luttes beaucoup plus profondes. Ces dernières ont le potentiel d’aller loin. Par exemple en réclamant un salaire pour le travail domestique, que ce soit pour les proches aidantes à la maison et dans les établissements de santé, pour les parents d’élèves ou de bambins, on peut créer un vaste mouvement de solidarité qui dépasse le corporatisme syndical et qui pose les bases d’un pouvoir politique capable de transformer la vie et d’apporter une contribution significative aux luttes alliées. 

N’attendons pas le prochain gachi. Reprenons l’offensive en imposant nos propres règles du jeu.


Notes

  1. Patrick Bellerose, « Imposition de tarifs uniques aux agences privées en santé : finies, les infirmières à 150$ de l’heure », Journal de Québec, 7 avril 2024 ↩︎
  2. Yvan Perrier, « Sur la somme requise pour se constituer un fonds de défense professionnel », Presse-toi à gauche, 7 février 2024 ↩︎