Grève asynchrone: quand la grève n’est pas en santé

Félix Dumas-Lavoie, technicien en informatique au CIUSSS de l’Estrie

Une particularité de la dernière grève a été la négociation des services essentiels depuis la reconnaissance du droit de grève par la Cour suprême du Canada en tant que droit constitutionnel en 2015. Concrètement, l’employeur (ici le CIUSSS), les syndicats et le Tribunal administratif du travail (communément appelé le TAT) collaborent pour négocier les services qui doivent être maintenus en considérant les soins concernés et le poste occupé, mais aussi la possibilité pour le plus grand nombre de faire la grève. Ces organisations poussent l’audace jusqu’à affirmer que les gestionnaires doivent travailler deux heures par jour de grève pour remplacer les employé·e·s. Et c’est à ces patrons que revient le choix de décider qui ils remplacent et pour quelles tâches. Nous sommes plusieurs à savoir que c’est une joke, peu de gens sont facilement remplaçables par l’employeur… Cela a eu d’autres conséquences : pendant la grève, il arrivait souvent que nous ne débrayions pas en même temps que nos collègues. 

Lors de l’assemblée générale de mon syndicat menant à l’adoption du mandat de grève pour le Front commun1, un délégué du palier national de la CSN en présentait la proposition. Est arrivé le moment où il vantait les gains du syndicat face à cette loi : « Nous avons réussi à faire reconnaître davantage de votre droit de grève face à l’employeur de [quelques pourcents] de plus pour cette négo et c’est un gain pour votre catégorie d’emploi », disait-il

Parler de gain de cette façon est pour le moins présomptueux. Concrètement, les cinq premières journées de grève, nous étions considéré·es à 70% essentiel·l·es. Autrement dit, pour moi et mes collègues, cette loi a imposé un temps de grève au prorata de 30 % de la journée de travail, puis une diminution à 20% du temps de travail après les cinq premières journées de grève. 

Dès la première journée, le syndicat et l’employeur devaient s’entendre sur l’horaire de grève. Ils ont donc produit un document Excel avec le nom de chaque employé·e, le lieu de piquetage et ses heures de grève. Dans les premiers jours de débrayage (et même après) c’était un peu n’importe quoi : l’horaire était envoyé à la dernière minute, souvent tard la veille au soir. Ceci a complexifié la vie des collègues avec des enfants. L’employeur et le syndicat se renvoyaient la balle et plusieurs chialaient sur la plateforme Teams. Sans surprise, leur protestation s’est avérée être sans lendemain. Avec le recul, une des affaires les plus plates, c’est que nous n’étions pas nécessairement en grève toutes et tous au même moment ni pour très longtemps. Au début, il était plus fréquent de croiser ses collègues sur les lignes de piquetage comme le temps d’arrêt de travail était plus long, mais ce n’était rapidement plus le cas, le temps de grève ayant été limité à 20% dès la cinquième journée. 

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Bien sûr, il serait difficile de croire que les travailleuses et travailleurs de la santé, pour la plupart, ne se soucient guère du sort de la population. Le problème est plutôt que la formule actuelle impose aux grévistes des conditions de lutte qui ne reflètent pas la réalité du travail, l’importance des revendications présentes comme futures, l’état des services ni notre rapport avec les usagères et usagers… En ce sens, il faut reconnaître la justesse d’un des slogans de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) : « Nos conditions de travail, vos conditions de soin ». Pour une grève victorieuse des travailleuses et travailleurs·du secteur public, l’appui de la population n’est certainement pas à négliger : on a pu voir les effets importants de cet appui à travers le mouvement des enseignantes dès qu’elles ont déclenché la GGI.

S’il faut des gens pour faire tourner la machine, la grève était plus efficace lorsque nous étions à 30% de temps de débrayage et certainement plus plaisante. Au travail comme à la grève, ce sont les syndiqué·e·s de la base qui savent ce qui est essentiel. Bien sûr, cela devrait être débattu publiquement, mais certainement pas décidé en huis clos par des bureaucrates qui ne connaissent généralement que très sommairement la réalité du terrain. Dans tous les cas et pour plusieurs raisons légales et politiques, les syndicats se refusent à attaquer de front le problème que constitue cette loi.

Télépiquetage

Ainsi, mon temps d’arrêt de travail a été drastiquement réduit dès la cinquième journée de débrayage. C’est alors qu’a commencé la seconde phase de la grève, qu’on pourrait qualifier avec le recul de terminale : le télépiquetage. Le concept était nouveau pour moi, contrairement à sa réalisation qui ne détonnait guère de mon occupation habituelle. En toute originalité, je me suis retrouvé à être assigné devant mon écran à nouveau pour le temps de la grève. Cela se déroulait ainsi : tout d’abord on devait s’inscrire à l’avance pour recevoir le lien. Le jour même, à l’heure de la grève, on se connectait sur Zoom. Une seule personne était autorisée à parler, et c’était bien sûr un salarié de la CSN. Outre le sien, tous les micros étaient mis sur mute et il était impossible d’échanger avec quelque collègue que ce soit. À l’animation, la personne partageait des « images drôles » somme toute médiocres de ces figures politiques, Legault et Lebel, qu’on devait haïr, mais pas trop. Comme si le problème en était un de personnalité ou de parti. Les syndiqué·e·s étaient ensuite invité·e·s à mettre ces contenus en fond d’écran, à les partager et tout le tralala. Était aussi partagée une vidéo qui pourrait être décrite comme une sorte de pastiche cheap d’Infoman

En toute franchise, la qualité du matériel laissait à désirer. À peu près à chaque demi-heure, il y avait une pause de quinze, vingt minutes où il ne se passait absolument rien alors que la personne à l’animation prenait sa pause. Ce n’était vraiment pas fait pour rester devant son écran. Si ça avait été le cas, pourquoi ne pouvait-on pas laisser les gens parler? Bien sûr, il faut convenir qu’il aurait été trop risqué de laisser le soin aux organisateurs et organisatrices de mettre de la musique durant la pause. On se serait probablement ramassé·e·s à écouter la maudite même toune des Cowboys fringants encore une fois comme durant les piquetages en présentiel des jours précédents. Cela aurait certainement achevé la patience des quelques grévistes qui espéraient et croyaient encore que le télépiquetage pourrait être pertinent.  

Trève de plaisanterie : même si on considérait tout ceci du point de vue d’un travailleur lambda, cet individu massifié qui ne voudrait surtout pas continuer la grève malgré une entente décevante, cette personne pour laquelle les syndicats semblent réfléchir une grande partie de leurs stratégies syndicales… même pour cette personne, le télépiquetage était plate en plus d’être dépolitisant. À la grande limite, très grande limite, il aurait été possible d’animer des moments de discussions libres entre les travailleuses et travailleurs·pour mobiliser les troupes ou au moins prendre le pouls de la base! Il est de plus en plus clair qu’une grande partie de la bureaucratie syndicale a peur de sa base et qu’elle ne la comprend pas. Bien sûr, l’idée même du télépiquetage semble être une improvisation, du genre « on n’avait pas réfléchi au préalable à quoi ressemblerait ce moment de la grève »2. Mais cela n’excuse rien.

En bref, tout ça était très démotivant. Une belle niaiserie dépolitisée qui a participé au cynisme et au découragement ambiants. Quelques collègues ont apprécié pouvoir prendre ce moment pour faire des tâches ménagères. En même temps, où en sommes-nous rendu·e·s pour considérer cela comme une bonne façon de débrayer ou le résultat d’un progrès syndical? En réalité, c’est une autre occasion manquée des directions syndicales qui, publiquement, n’arrêtent pas de dire que la base n’est pas assez mobilisée, ou qu’elle est trop fatiguée et autres platitudes. Elles participent à la diminution progressive de la capacité d’organisation de la base à travers la structure qu’elles défendent. Il est plus clair que jamais qu’il faut créer des espaces en dehors de la bureaucratie syndicale où s’organiser pour améliorer notre condition avant la prochaine éclipse totale.


Notes

  1.  Le SPACEC-CSN ou Syndicat du personnel administratif du CIUSSS de l’Estrie CHUS ↩︎
  2. Dans ce cas, les exécutifs locaux ne semblent pas avoir remis en question les directives « d’en haut » sur l’idée du télépiquetage. ↩︎