Nancy Yank, technicienne en éducation spécialisée dans un centre de services scolaire
Une pratique ancrée de longue date dans plusieurs syndicats consiste à distribuer des t-shirts aux logos de la campagne de mobilisation. Ceux-ci semblent perçus comme des symboles d’appui incontournables au comité de négociations. À quoi s’ajoute une grande quantité d’objets de visibilité syndicale : sacs réutilisables, tuques, bandanas, banderoles, pancartes, crécelles, flûtes, cloches, autocollants et autres, selon les affiliations. C’est vrai que ça accroche l’œil, que ça fait un bel effet de masse de voir tout le monde mobilisé sous les mêmes couleurs. Les manifestations du Front commun ont fait de belles photos avec les milliers de drapeaux ! Mais à quel prix ?
Avons-nous pensé à toutes les ressources utilisées pour créer ce matériel, pris pour acquis, qui donne des allures de campagne publicitaire ? Considérant les 570 000 travailleuses et travailleurs du secteur public qui étaient en grève le 23 novembre 2023, on s’imagine rapidement la quantité d’objets produits à l’échelle du Québec, le temps d’une négo. À quoi s’ajoutent aussi les bouteilles d’eau, les gobelets de café et la vaisselle jetable sur les lignes de piquetage. Une logistique de gestion des déchets s’ajoute lorsque les syndicats ont les moyens de fournir repas et breuvages. Cela demande plus d’organisation, qui, en contexte de grève, n’est pas nécessairement une priorité. Il semble donc important d’améliorer nos pratiques, en se donnant les moyens de prendre soin des grévistes, sans produire des déchets inutiles.

Pour être en cohérence avec nos luttes pour de meilleures conditions de travail, est-ce que les achats ont été faits auprès d’entreprises justes et équitables ? Les chandails Gildan, une entreprise montréalaise, dont toutes les usines ont été déplacées dans des pays du Sud n’est pas exempte de critiques1. Malgré sa certification par la Fair Labor Association2, des travailleuses témoignent de la surcharge de travail et des troubles musculo-squelettiques développés par les tâches répétitives et les heures supplémentaires obligatoires. Et ce, sans parler de la production de coton en amont qui présente encore d’autres enjeux éthiques : bas salaires, travail forcé, travail d’enfants et problématiques de santé et de sécurité, notamment observés dans cette agriculture peu réglementée et ancrée dans des inégalités structurelles3.
Une fois les négociations terminées, qu’advient-il de tous ces objets ? Rarement réutilisés dans un autre contexte, ils ont de grands risques de se retrouver au dépotoir. Encore difficilement recyclables4, les vêtements aux logos syndicaux s’ajouteront aux quantités astronomiques de textiles envoyés dans les pays du Sud5, ou finiront tout simplement en déchets. Une question que je me suis souvent posée au cours de la dernière mobilisation : au nom de la visibilité corporatiste, est-ce légitime de mettre de côté nos convictions ? Plusieurs grandes centrales syndicales ont des comités, chartes ou politiques environnementales, et la plupart font partie du Réseau intersyndical pour le climat (RIC). Face à la crise climatique, ce regroupement d’organisations syndicales a « pour mission de mobiliser les travailleurs et travailleuses dans la lutte aux changements climatiques, en visant une transition juste »6. Les périodes de négociations devraient être en cohérence avec ces écrits et prises de position.
Un contexte de Front commun implique de grands défis logistiques (arrimage, diversité des milieux, coûts, grandes quantités, courts délais, etc.) et donc engendre des compromis. Il est évident qu’un minimum de visibilité est important pour informer la population et les médias qu’on est en grève et exercer de la pression sur l’employeur. On sent que les outils Do It Yourself ne sont pas encouragés par les exécutifs parce que ça leur fait perdre le contrôle du message. Mais si les collègues se sentent concerné·e·s et impliqué·e·s, le sentiment d’appartenance et le rapport de force seraient tout de même possibles avec une campagne moins homogène et moins ravageuse pour l’environnement. Il ne faut pas avoir peur d’innover et de croire en la force de notre mobilisation pour défendre nos revendications.
Déjà de belles initiatives locales ont été observées desquelles on peut s’inspirer pour développer une conscience environnementale à plus grande échelle. Par exemple, acheter chez des entreprises locales et écoresponsables, connues pour offrir de bonnes conditions de travail. Puisque ces compagnies ont un plus petit volume de production, choisir un symbole avec moins de tissu, tel un ruban ou un brassard. Il est également possible d’utiliser des objets de la maison qui font du bruit. Au niveau de l’alimentation, on a observé des cuisines partagées, où chacun·e apporte sa vaisselle. D’autres syndicats prennent en charge la planification de la gestion des déchets et la distribution des surplus de nourriture. Ces moments collectifs peuvent aussi servir de temps de création d’affiches favorisant les alliances entre les collègues de différents syndicats. Une occasion par le fait même de faire de la sensibilisation et de l’éducation aux enjeux environnementaux qui auront guidé nos choix.
Enfin, il y a également un coût financier à considérer pour tous ces objets promotionnels. Par exemple, juste pour les t-shirts de l’APTS (environ 66 000) et de la CSN (environ 150 000) x 15$ le t-shirt = 3 240 000$. Est-ce qu’on ne voudrait pas réduire la production de ce genre de matériel et utiliser les budgets de fonds de grève pour d’autres ressources mobilisatrices ? On pourrait fournir de la nourriture, des garderies, du transport et autres qui font que la grève peut exister. Je nous invite à en discuter lors de nos futures assemblées et à faire preuve de créativité et de cohérence pour les mobilisations à venir, en solidarité avec les travailleuses et travailleurs qui produisent notre matériel !
Notes
- Maxime Bergeron, Travailler au rythme de Gildan, La Presse, 6 mars 2015: https://plus.lapresse.ca/screens/a03021db-044a-4b6f-9351-da6c71c9cff2%7CvLVh_xs7vzyN.html ↩︎
- https://www.fairlabor.org/ ↩︎
- Better cotton: https://bettercotton.org/fr/field-level-results-impact/key-sustainability-issues/working-conditions-decent-work/ ↩︎
- Recyc-Québec, Produits de textile et d’habillement, Fiche informative septembre 2018, p.2: https://www.recyc-quebec.gouv.qc.ca/sites/default/files/documents/Fiche-info-textile.pdf ↩︎
- Au Ghana seulement, on estime que 30 millions de vêtements arrivent toutes les 2 semaines. Linton Besser, «Dead white man’s clothes», ABC News, 21 octobre 2021: https://www.abc.net.au/news/2021-08-12/fast-fashion-turning-parts-ghana-into-toxic-landfill/100358702 ↩︎
- Réseau intersyndicale pour le climat: https://transitionjuste.org/ ↩︎