Travailler ou démissionner? Une question de temps!

Image : Agnieszka Nienartowicz, Jeux (Games), cc

Annabelle Berthiaume, professeure en travail social
Nancy Yank, technicienne en éducation spécialisée
dans un centre de services scolaires

« Je le vis un peu comme un échec, mais je n’avais pas d’autre choix ». C’est ce que répond Virginie, travailleuse sociale, lorsqu’on lui demande d’expliquer sa démission récente de son poste dans le secteur public. Dans son équipe de dix intervenantes, en l’espace de quelques mois, elles sont trois à avoir démissionné. Depuis des années, infirmières, enseignantes, travailleuses sociales, comme Virginie, quittent le bateau par milliers du réseau public de la santé et des services sociaux. Pour plusieurs d’entre elles, la décision de quitter son poste n’est pas prise à la légère. Elle se prend après des mois à se remettre en question, à trouver des arrangements pour poursuivre son travail et à contrer les pressions extérieures qui demandent toujours davantage. Elle se prend aussi après avoir échangé avec des collègues, cherché auprès de son médecin, son employeur ou de son syndicat des mesures pour rester en poste. Dernier recours, dernier espoir ; la décision de démissionner est souvent le moyen pour sauver sa peau et retrouver un peu de contrôle sur son temps, dans un système qu’on porte à bout de bras.

Travail, surcharge, burn-out

C’est presque convenu : la pénibilité au travail est au cœur des enjeux des conditions de travail partout dans le réseau de la santé et des services sociaux. Au-delà de la question du salaire, dans tous les corps de métier, fatigue, douleurs chroniques, burn-out, surcharge font partie du quotidien.

En 2018, après plusieurs mobilisations chez les infirmières pour dénoncer leurs conditions de travail, des techniciennes et des travailleuses sociales démissionnaires partagent publiquement leur décision. L’une d’entre elles, Ariane Rousseau-Dupont, ex-travailleuse sociale au CLSC de Jonquière, explique que les coupes et les restructurations empêchent de réaliser tout le travail normalement attendu dans son poste: « Le temps qu’il me reste pour [m’acquitter de] mes obligations professionnelles est limité. Est-ce que je [réponds aux] exigences de mon ordre professionnel? Oui, mais au prix cher, parce que je vais faire des heures supplémentaires que je ne vais pas réclamer, parce que je ne serai pas payée pour ça » [1]. C’est à peu près ce qu’Audrey, infirmière qui a travaillé en milieu hospitalier et qui est maintenant en soutien à domicile, vit aussi: « on est tellement débordées qu’on n’a pas le temps de réfléchir », nous dit-elle en entrevue. Si une personne pleure et qu’elle veut prendre le temps de la consoler, son temps de dîner écope.

S’installe alors une dynamique où le travail devient rapidement en surcharge, non-reconnu, puis gratuitisé, jusqu’au burn-out. C’est d’ailleurs une des raisons qui pousse Élise, travailleuse sociale dans une autre région du Québec à quitter son premier emploi à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Quatre ans après son embauche, alors qu’elle était fraîchement diplômée, elle quitte son contrat : familles en contexte involontaire, manque de reconnaissance de l’employeur, pénurie de main-d’œuvre — au terme de son deuxième congé de maternité, c’était clair pour elle : « je ne retournais pas à la DPJ ».

Travailler par obligation

La pénurie de main-d’œuvre, les ratios patients/infirmières ou familles/travailleuses sociales trop ambitieux, les demandes qui s’alourdissent, l’absence de remplacement des collègues en congé de maladie ou de maternité : l’organisation du travail dicte une cadence qui presse celles qui résistent. En protection de la jeunesse, par exemple, les intervenantes en place doivent en moyenne faire des suivis auprès d’une vingtaine de familles, plutôt que la quinzaine prévue [2], en fonction des régions. Dans l’équipe d’Élise, elles avaient environ 20-25 familles à leur charge, et ses collègues en ont maintenant jusqu’à 30. Nombreuses sont les étudiantes dans les programmes en intervention (travail social, psychoéducation, éducation spécialisée, etc.) qui sont d’ailleurs engagées à la DPJ dès leur arrivée sur les bancs d’école. En stage, bien plus que des « apprenantes », elles viennent en renfort pour les collègues. Mais il demeure qu’elles ne peuvent pas prendre complètement en charge le dossier — si ce n’est que parce qu’elles ne peuvent pas signer « T.S. » — une pression persiste donc sur celles qui le peuvent. Elles sont éducatrices, travailleuses sociales, psychoéducatrices… plusieurs d’entre elles acceptent un poste à la DPJ, en attendant de trouver mieux, et les dossiers continuent de tourner.

Durant la pandémie, dans les hôpitaux et dans les centres d’hébergement de soins longue durée (CHSLD), un arrêté ministériel a même fait passer tous les postes à temps partiel à des postes à temps plein (37 heures et demie) pour combler la pénurie de main-d’œuvre. Il n’est donc même plus possible d’appliquer pour un poste à temps partiel : dans certains milieux, il n’y en a plus. Les modifications forcées des horaires de travail sont d’ailleurs au cœur du litige qui a conduit les infirmières du CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec à organiser une démission en bloc. Ces modifications incluent l’obligation de devoir travailler une fin de semaine sur trois et l’abolition de postes dans certains secteurs pour transférer dans le service 24/7 [3]. À l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, le groupe d’infirmières qui a menacé de démissionner critiquait l’utilisation du temps supplémentaire obligatoire (TSO) comme pratique de gestion par l’administration [4]. Pour Catherine, infirmière qui a connu le TSO à Montréal et en Outaouais, la pratique du TSO, « c’est dégueulasse, même pour celles qui n’ont pas d’enfants ou d’obligations après le travail ». Utilisée de manière trop courante, la mesure du TSO permet aux gestionnaires de combler des quarts de travail qui sont annoncés vacants depuis des mois. Les infirmières sont pourtant avisées à la dernière minute, souvent durant le quart de travail juste avant, qu’elles devront rester pour un autre huit heures sur le plancher. Elles cumulent donc 16 heures de travail, et sont attendues le lendemain pour leur quart régulier, sans aucune garantie qu’il ne sera pas, lui aussi, prolongé pour un autre 8 heures. Si elles refusent ce temps supplémentaire, des mesures disciplinaires sont appliquées. Pas étonnant que Catherine, de retour dans le réseau public à la suite de son déménagement dans une autre région, regrette la latitude qu’elle avait dans une agence privée pour aménager son horaire pour « ne pas juste travailler ». Or, cette tendance continue d’être à la hausse dans le réseau public. En 2022, un reportage rapportait que le recours au TSO pour les infirmières et infirmières auxiliaires a augmenté de 57 % en deux ans dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean [5].

Travailler ailleurs

Bien avant que la pandémie éclate dans le réseau de la santé et des services sociaux, la situation était déjà difficilement soutenable; elle s’aggrave en 2020. Aux premières loges, Virginie, travailleuse sociale en contexte de crises dans la région de Montréal, se souvient de la lourdeur du travail : « On entendait des histoires d’horreur day-in, day-out […]. On avait le pire du système perpétuellement, c’était pas rare d’entendre les gens après avoir fait quelques mois à temps plein demander de passer à temps partiel, parce que c’était juste trop ! ». Elle démissionne en août 2021.

Si la démission permet de diminuer drastiquement la pression au travail, d’autres travailleuses tentent de réduire la cadence en modifiant le nombre d’heures travaillées. Certaines continuent de surveiller les affichages dans l’espoir de trouver un autre poste dans le même CISSS. Certaines démissionnent aussi et refont carrément le processus d’embauche ailleurs dans le réseau. Elles se font embaucher dans les milieux communautaires, partent à leur compte ou dans les agences privées — même si elles préféreraient rester dans le réseau public. La démission ne signifie pas nécessairement la désertion du réseau de la santé et des services sociaux.

Lorsqu’elle travaillait en Outaouais, Catherine a vu plusieurs de ses collègues quitter pour aller travailler en Ontario, où on offre un meilleur salaire et davantage de contrôle sur l’horaire. Elle avait elle-même choisi de quitter le milieu hospitalier public pour travailler en agence privée, en raison de la plus grande liberté de choix : « Je choisissais mes quarts de travail. Je n’étais pas obligée de faire les fins de semaine. C’était fortement recommandé par l’agence, mais ce n’était pas obligatoire de travailler, aussi les fêtes […] c’est toi qui fait ton horaire et c’est l’agence qui te trouve une plage horaire à une place où tu as déjà été acceptée pour travailler ». Au même taux horaire, elle pouvait ainsi déterminer le temps qu’elle mettait à disposition de l’employeur pour travailler, et non le contraire. Elle pouvait aussi diminuer son nombre d’heures, lorsque la fatigue s’installait ou qu’elle voulait faire d’autres activités. Élise, qui a quitté la DPJ, a quant à elle décidé de repasser un processus d’embauche dans un autre service du réseau public (avant que la fusion du CIUSSS soit complétée). La même stratégie est utilisée par plusieurs collègues de Virginie pour un peu mieux aménager leur temps et prendre le dessus sur la fatigue au travail.

Travailler en malade

L’injonction revient de temps à autre lors de conversations entre collègues et à l’occasion des semaines de valorisation des différents métiers : on reconnaît la contribution du personnel, et on lui rappelle, dans le même temps, l’importance de « prendre soin de soi ». Or il suffit de regarder un peu les conditions de travail pour comprendre que « prendre soin » de sa santé mentale ou physique doit se faire hors des heures de travail et que cela ne doit pas impacter le temps disponible pour travailler. Les travailleuses ont beau réussir à aménager leurs horaires, plusieurs se rendent malades à travailler, sans retirer un quelconque sentiment de reconnaissance.

Que ce soit pour ne pas abandonner les collègues ou les usager·es, il faut dire que la pression est forte pour ne pas s’absenter du travail. Dans le milieu de Catherine, la pénurie de main-d’œuvre est si importante que les congés pour maladie peuvent être refusés puisque ceux-ci provoqueraient un bris de service. Et pour les congés prolongés pour invalidité, les employeurs du réseau de la santé font appel à des contre-expertises pour invalider un premier diagnostic d’épuisement. « On dirait presque c’est arrangé », dit Virginie, qui s’est découragée de demander un arrêt maladie, parce qu’elle a vu toutes les demandes de ses collègues refusées.

Pilules pour dormir, pour contrer l’anxiété ou la dépression, les travailleuses du réseau de la santé et des services sociaux ne connaissent pas la pharmacopée seulement pour la recommander, mais aussi parce qu’on la leur prescrit. Le travail ne rend pas seulement malade physiquement — on se souvient en mai 2020, en pleine première vague de la pandémie, la directive du Ministère de la santé qui appelait les préposées, infirmières et médecins déclarées positives à un test de dépistage de la covid-19 mais ne présentant pas de symptômes à se présenter au travail [6] — il est aussi lourd de conséquence sur la santé mentale.

À l’hôpital, dans l’équipe d’Audrey, de nombreuses collègues infirmières, notamment celles qui cumulent des responsabilités familiales, sont parties en congé de maladie juste après la fin des contrats avec « prime covid ». Travaillant pour pouvoir maintenir leur prime (les absences pour maladie faisant passer le nombre d’heures travaillées sous le seuil pour y avoir accès), elles sont à bout de souffle : « Ils les ont juste lessivés, lessivés jusqu’à fin, jusqu’à moelle ». Virginie parle de cet état d’âme avec la même fragilité : « Ils m’ont vraiment, vraiment, vraiment brûlée. Je m’étonne d’être capable d’en parler sans pleurer […] À la fin, je ne pensais plus clair, tellement ce à quoi on a été exposé était intense, dans la plus grande indifférence de nos supérieurs », résume-t-elle lorsqu’elle parle de ses dernières semaines au travail.

« Ça sert à rien de se battre »

Il y a certainement quelque chose de collectif dans l’expérience de la surcharge, de l’isolement ou de la maladie. Il en est de même pour les conditions de travail qui pressurisent les employé·es, des fusions et des mutations des services qui aménagent, abolissent et transfèrent des postes entre les secteurs, des modifications dans les horaires et les lieux de travail, des aménagements difficiles pour la conciliation travail-famille. Les réorganisations du travail atomisent aussi les travailleuses qui peuvent autrement retrouver chez les collègues un sentiment d’appartenir à une équipe, une certaine collégialité et une reconnaissance qui permet éventuellement de rendre le travail moins pénible et de s’organiser. Ce qui frappe dans les témoignages, c’est à quel point les collègues changent souvent, lorsque ce ne sont pas elles qui bougent entre les services. « C’est ça qui écœure autant le monde, c’est que c’est tout le temps en changement », dit Élise, découragée des restructurations incessantes.

Trop loin, trop corpo, trop peur de leur base : plusieurs syndiqué·es rapportent des expériences similaires. Ceux qui ont le mandat de représenter les travailleuses, les syndicats, sont en perte de combativité et en perte de légitimité depuis un bon moment déjà. En raison aussi du manque de temps, sans doute, les assemblées des membres sont peu populeuses et peu mobilisantes. La lourdeur des instances et des procédures contraint les prises de paroles par les membres et amplifie le sentiment de ne pas se sentir concerné·e par des décisions venant d’en haut. Malheureusement, la mobilisation n’est pas à la hauteur des problèmes décriés dans les médias et sur les réseaux sociaux depuis déjà des années.

Lorsqu’elles n’ont pas sollicité directement leur syndicat pour une situation vécue au travail, celui-ci apparaît souvent comme loin, voire étranger. Depuis les dernières fusions des structures bureaucratiques du réseau, les travailleuses nous disent que c’est encore pire : après deux ans en poste au même endroit, Élise, ne connaît d’ailleurs même pas qui de son syndicat la représente. Pour Virginie, les représentant·es du syndicat, qui partagent leur temps entre plusieurs bureaux, n’ont tout simplement pas le temps de faire de la politique avec les syndiqué·es. Même lorsqu’ils et elles étaient sur place, « ils étaient trop occupés, c’était impossible de leur parler ». Cette impression est aussi partagée par Audrey, qui sent que les représentant·es au syndicat sont tout simplement déconnecté·es des enjeux du terrain.

Certaines y ont aussi goûté. « Ils ont rien fait pantoute pour nous », résume Élise qui s’est mobilisée avec ses collègues pour s’opposer au déménagement de son équipe de travail dans un autre point de service dans le cadre d’une énième restructuration. Le changement de localisation visait à rapprocher l’équipe dans un même bureau (travailleuses sociales, ergothérapeutes, nutritionnistes, etc.) avec la gestionnaire, mais avait des impacts importants sur l’organisation de la vie familiale. Pour Élise, qui fait des visites à domicile, cette décision allait augmenter son temps en voiture de presqu’une heure par jour — augmentant du même coup considérablement son budget pour l’essence. 

Il faut dire que la démobilisation est indissociable de la perte de confiance envers les syndicats et l’organisation collective pour changer les choses. Pour Catherine, les décrets ministériels de la covid-19 sont frais dans sa mémoire de sorte qu’elle ne voit pas de moyens de changer les choses. Même son de cloche chez Audrey, qui a l’impression de « payer un syndicat pour rien ». Malgré que le TSO soit dénoncé depuis des années de la part de son syndicat, elle n’a pas vraiment l’impression que les efforts syndicaux aient changé quoique ce soit. Et ce, sans compter le risque des lois spéciales gouvernementales qui contribue au sentiment d’impuissance entre collègues. Dans l’équipe de Virginie, même si les partys sont appréciés, le sentiment d’être mal représenté est partagé : « quand tu ne fais pas de politique, sauf au national, et encore là c’est juste un petit peu, qu’est-ce que tu fais ? ». Elle aurait bien voulu être invitée à participer à des rencontres politiques plutôt qu’aux événements sociaux, qu’elle distingue bien peu, au final de ceux organisés par son employeur. Inutile de dire qu’elles, comme bien d’autres, n’ont pas eu le réflexe d’interpeller leur syndicat lorsqu’elles ont constaté les difficultés sur le plancher.

Travailler pour s’organiser

Si les raisons de celles qui démissionnent sont nombreuses, elles se relient par un sentiment de perte de contrôle, que ce soit sur le sens du travail, ou celui du temps, du temps de travail comme celui du repos. Qu’elles soient en surcharge, hors du réseau, partiellement absentes ou malades, les travailleuses de la santé et des services sociaux cherchent à se prévaloir d’un moyen pour réduire la cadence, réduire le temps de travail, refuser la violence organisationnelle et s’offrir un « congé non-autorisé », avant qu’il ne soit trop tard. Les liens avec les collègues font une différence significative dans l’entraide et le climat de travail dans l’équipe, mais les forces collectives sont désorganisées, lorsqu’elles ne sont pas tout simplement décourageantes. Ce constat d’échec pose alors la responsabilité des failles d’un système de santé et des services sociaux malade sur celles qui y travaillent. La démission, elle, arrive souvent en dernier. « Il y a une partie de moi qui est contente d’avoir démissionné, mais il y a aussi une autre partie de moi qui aurait aimé rester pour continuer à me battre », regrette Virginie. C’est ce qui reste, en fin de compte, après avoir essayé ce qui semblait à sa portée. Or il suffirait d’organiser et de coordonner collectivement ces démissions, pour que le constat d’échec soit renversé. Des milliers de travailleuses démissionnaires pourraient ainsi refuser ensemble la violence du travail désespéré.


Notes

1. Simon Gamache-Fortin, Une travailleuse sociale à bout de souffle démissionne à Saguenay, TVA Nouvelles,12 avril 2018. 

2. TVA Nouvelles, Pénurie de main-d’œuvre à la DPJ : des familles forcées de changer d’intervenant très souvent, 12 mars 2022.

3. La presse canadienne, La démission en bloc des infirmières refusée par le Tribunal, La Presse, 25 février 2023. Voir aussi l’analyse de la décision du tribunal par Camille Marcoux, L’ordonnance de ne pas démissionner, Grandedemission.info, 23 avril 2023. 

4. TVA Nouvelles, Temps supplémentaire obligatoire: «le ministre peut mettre fin à ça», 16 février 2023. 

5. Myriam Gauthier, Infirmières : 57 % plus d’heures supplémentaires obligatoires en deux ans dans la région, Ici Radio-Canada, 19 avril 2022. 

6. Thomas Gerbet, Des porteurs du coronavirus autorisés à travailler dans le réseau québécois de la santé, Ici Radio-Canada, 1 mai 2020.