Contre toutes les primes

Photo : © André Querry

Gabrielle Laverdière, intervenante sociale démissionnaire
du réseau de la santé et des services sociaux

Le patronat ne fait que rarement de cadeaux, et jamais sans dessein ultérieur. Les seuls vrais gains sont toujours obtenus dans la conflictualité. Lorsque l’employeur, l’État en notre occurrence, offre gracieusement des sommes supplémentaires pour s’acquitter de certaines tâches ou occuper certains postes, cela devrait toujours attiser notre méfiance.

Si les primes sont un cadeau, il est inévitablement empoisonné. Les primes viennent avec une multitude d’attentes additionnelles qui en valent rarement la chandelle. Elles sont, entre autres, utilisées pour favoriser la  mobilité de la main-d’œuvre. Comment construire des liens de confiance durables avec nos collègues lorsque les équipes sont perpétuellement recomposées en raison de primes qui attirent ailleurs? Il ne faut pas être très cynique pour penser que c’est fait sciemment.

Pire, les primes ajoutent une nouvelle couche de hiérarchisation salariale nuisible à la solidarité entre collègues. Les rapports de pouvoir, déjà très présents entre, d’un côté les moins qualifié⋅e⋅s et les professionnel⋅l⋅es, sont reproduits à l’intérieur des différentes catégories d’emplois entre celles et ceux qui sont perçu⋅e⋅s comme assez « solides » pour accepter les emplois les plus difficiles et les autres. Comment tisser et maintenir des liens forts entre nous quand on accepte – et parfois même on encourage – le développement de plus de différenciation salariale entre collègues? Revendiquer plus de primes, c’est jouer au jeu de notre propre perte sur l’échiquier de l’employeur.

On répète ici les erreurs de la médecine. L’accumulation de primes en tous genres pour les médecins est entre autres responsable de l’érosion de la confiance du public envers leurs honoraires1, 2. La charge de travail des médecins n’a pas diminué, leurs conditions de travail ne se sont pas améliorées, leur travail ne s’est pas simplifié et l’accès aux soins s’est détérioré. Au contraire, l’accumulation des primes a créé une pression à la maximisation des honoraires par l’exercice de certains actes médicaux plutôt que d’autres. Beaucoup de travailleuses et travailleurs du réseau de la santé ont déjà entendu parler de ces médecins un peu cupides qui ne font pas tel ou tel acte, ne prennent pas tel ou tel type de patient parce que ça ne rapporte pas assez. On n’en parle qu’à voix basse, mais on sait que ça arrive.

Si l’exemple de la médecine ne nous apprend qu’une chose, c’est que les primes n’ont aucun impact positif sur nos conditions de travail. Elles seront même utilisées pour justifier des conditions les plus difficiles. Il ne faut pas non plus s’attendre à ce que les primes aient un impact positif sur les effectifs disponibles. La pénurie perpétuelle de médecins et de travailleuses sociales en protection de la jeunesse en est la preuve3, 4

Photo : © André Querry

Des exemples qui en disent long

Prenons pour autre exemple deux des primes les plus importantes qui ont été bonifiées ou obtenues avec la plus récente convention collective : la prime aux ouvriers spécialisés et la prime aux psychologues. Pour la première, elle est passée de 10 à 15% du salaire horaire sous prétexte que le privé a des offres plus enviables. Cette prime qui augmente significativement le salaire d’une catégorie d’emploi fortement masculine doit demeurer une prime pour cette raison exacte : l’ajouter au salaire forcerait l’employeur à bonifier les salaires de catégories d’emploi plus féminisées, comme les agentes administratives, pour respecter la loi sur l’équité salariale. Un raisonnement apparenté sous-tend la prime de 6,5% nouvellement offerte aux psychologues du réseau qui acceptent de travailler à temps plein. À ceci s’ajoute à une bonification salariale de 10% qui s’additionne aux autres augmentations salariales obtenues pour tous les corps d’emploi. Encore une fois, c’est l’attractivité dans le privé qui justifierait cette augmentation. C’est d’ailleurs l’argumentaire de la CPRPQ (Coalition des psychologues du réseau public québécois) qui s’est montrée déçue de cette augmentation jugée insuffisante et qui réclame la création d’un syndicat distinct uniquement pour les psychologues5. Il reste à voir si ces convictions se manifesteront en solidarité avec les plus bas salariés. Pour l’instant, je me permets d’en douter.

Ces deux primes sont des exemples particulièrement seyants de la division sexiste et classiste du travail qui règne au sein du secteur public. La loi sur l’équité salariale, dans ce contexte, n’est qu’une façade qui permet à l’État-employeur de se donner bonne conscience pour mieux la contourner allègrement quand ça l’arrange. Une exemption à cette loi en cas de pénurie est même prévue dans le texte6 pour éviter de trop s’enfarger dans les fleurs de l’équité. Étrangement, la logique de la prime ne s’applique qu’aux ouvriers spécialisés quand de nombreuses catégories d’emploi sont en pénurie, y compris les agentes administratives7. Si on nous donne réellement des primes pour pallier aux pénuries, comment justifier de donner des primes à l’un et non à l’autre? Comment justifier de donner des primes aussi élevées aux psychologues quand ils et elles bénéficient déjà de conditions salariales nettement supérieures à leurs collègues? Inutile de rappeler que l’accès au titre de psychologue exige de longues d’années d’études qui exclut pratiquement toute personne n’ayant pas accès à un capital familial significatif. 

Le réseau de la santé et des services sociaux est traversé par une pénurie tous azimuts. Toute prime qui est justifiée par l’employeur ou les syndicats comme étant une prime de rétention ou d’attraction ne peut qu’être futile et volatile. Les calculs opaques de l’employeur pourraient très bien le mener à retirer certaines primes au gré de ses envies. Ces primes à géométrie variable cachent plutôt mal une conception de l’organisation du travail qui est divisée selon les lignes de genre et de classe plus que selon les besoins en main d’œuvre.

La notion de primes pose des questions plus profondes sur la façon dont les emplois sont rémunérés dans le secteur public et ailleurs. Qui, fondamentalement, mérite moins? Sous quel astre doit-on naître pour moins gagner? Qui, en raison de son accès à l’éducation, son genre, son historique migratoire, mérite un salaire moins enviable? Aucun médecin, psychologue ou ouvrier spécialisé ne peut faire son travail sans toutes les autres catégories d’emploi qui, à leur façon, participent aux toiles enchevêtrées des tâches nécessaires au fonctionnement de l’État et de l’économie. La justification pour toute prime s’effondre lorsque l’on se rend compte que tout le monde fait la job de tout le monde, tout le temps. Une seule solution s’impose : l’abolition complète de toutes les primes puisqu’elles minent la solidarité et participent activement à la mystification et à la hiérarchisation des relations entre collègues. Ce serait un premier pas vers l’abolition des différenciations salariales pour établir une seule catégorie d’emploi et un salaire unique pour tous les employé.es de l’État. C’est le seul horizon de lutte qui promet un certain lendemain.


Notes

  1. Jean-Claude Bernatchez, « L’intrigante rémunération des médecins du Québec », La Presse, 11 novembre 2019: https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2019-11-11/l-intrigante-remuneration-des-medecins-du-quebec ↩︎
  2. Isabelle Porter et Mylène Crête, «  Les primes aux médecins accueillies avec scepticisme », Le Devoir, 7 juin 2019: https://www.ledevoir.com/politique/quebec/556111/la-caq-defend-les-primes-aux-medecins-de-famille ↩︎
  3. Sarah-Florence Benjamin, « Quel est le salaire des travailleuses et travailleurs sociaux au Québec? », 24 heures, 21 août 2023: https://www.24heures.ca/2023/08/21/quel-est-le-salaire-des-travailleuses-et-travailleurs-sociaux-au-quebec-en-2023 ↩︎
  4. Caroline Touzin et Katia Gagnon, « Exode à la DPJ », La Presse, 30 mars 2021: https://www.lapresse.ca/actualites/2021-03-30/exode-a-la-dpj.php ↩︎
  5. Érik Chouinard, « Hausses salariales : pas assez pour freiner l’exode des psychologues, selon une coalition », Radio-Canada, 8 janvier 2024: https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2039913/entente-offre-salaire-exode-psychologue ↩︎
  6. Loi sur l’équité salariale, art. 67.: https://cnesst.gouv.qc.ca/fr/organisation/documentation/acces-linformation/documents-servant-prise-decision/equite-salariale/loi-sur-lequite-salariale/chapitre-iv-programme-dequite-salariale-articles/section-iv-evaluation-categories-demplois/article-67-estimation-ecarts-salariaux#:~:text=En%20mati%C3%A8re%20d’%C3%A9quit%C3%A9%20salariale,de%20l’estimation%20des%20%C3%A9carts ↩︎
  7. Hugo Duchaine, « ”On est face au mur” : le réseau de la santé est criblé de trous avec des postes vacants par milliers : plus de 7000 infirmières, 6000 préposés et 2200 employés de bureau manquent à l’appel », Journal de Montréal, 13 janvier 2024:
    https://www.journaldemontreal.com/2024/01/13/on-est-face-au-mur—le-reseau-de-la-sante-est-crible-de-trous-avec-des-postes-vacants-par-milliers ↩︎