
Gabrielle Laverdière, intervenante démissionnaire du réseau de la santé et
Etienne Simard, bibliotechnicien dans la fonction publique
C’est une évidence, il manque d’infirmières au Québec. Avant la création de Santé Québec, le taux de postes vacants avait doublé en 10 ans1. Cette dynamique a eu pour effet de remettre une partie significative du rapport de force entre les mains des travailleuses des soins qui l’ont utilisé à leur avantage. On a vu des sit-ins, des menaces de démissions massives, une mobilité significative entre les services et les CIUSSS de même qu’une migration vers les agences de placement qui donnent des conditions de travail plus flexibles.
Une fois la « petite révolution » en 2gestion de la santé de la CAQ instaurée, 1 300 postes ont été coupés, surtout ceux de jour. En même temps, des postes de gestionnaires ont été créés qui eux, ne sont certainement pas de soir et de fin de semaine3. Le comble: le gouvernement québécois demande aux autres provinces d’envoyer des infirmières en séjour temporaire pour pallier aux besoins dans les urgences et autres soins dits critiques4.
Avant d’embaucher des infirmières venues temporairement d’autres provinces, on avait plutôt recours aux agences de placement. Pour les travailleuses, il était possible de travailler à temps partiel sur les quarts de son choix pour un salaire équivalent ou supérieur à ce que le système de santé public offre pour du temps plein. Cela leur a permis de passer plus de temps hors travail, notamment à s’acquitter de leurs responsabilités familiales, priorité de nombre de travailleuses avec des enfants ou des parents vieillissants. Cette « révolution » que Santé Québec mène dans le réseau de la santé avec la fin des agences privées en est une contre les travailleuses et leurs conditions de vie.
Les syndicats se sont bien funestement fait alliés de cette attaque contre les agences, porte de sortie qui permettait une vie moins chargée. Ils ont justifié leur position par les coûts trop élevés pour la population5 et la privatisation lente du réseau de la santé qu’elles représentaient6. Selon eux, la présence d’agence empêcherait l’amélioration des conditions de travail pour celles qui restaient dans le réseau7. Ce que les syndicats ont échoué à considérer, c’est que la pénurie de travailleuses, causée par celles qui choisissent de partir vers des agences a joué en faveur des travailleuses et aurait pu être mieux utilisée comme levier de négociation. Plutôt que de politiser les conditions de travail en santé et de mener des luttes porteuses, les syndicats réchauffent trop souvent les mêmes discours sur le dévouement des travailleuses dans leur bataille pour gagner l’opinion publique. Les démissions et la migration que nous avons observée vers les agences privées les contredisent: les travailleuses aussi savent dire non.
La démission en bloc organisée au CIUSSS MCQ est un exemple de stratégie qui contraste avec ce discours du don de soi. Suite à une nouvelle directive de la part du CIUSSS, qui obligeait toutes les infirmières à travailler une fin de semaine sur trois, peu importe leur ancienneté ou leur poste, elles ont décidé en assemblée générale d’organiser une démission en bloc. Cette proposition est venue de travailleuses peu engagées dans la vie syndicale. Elle avait pour objectif de recueillir 500 lettres de démission d’infirmières si la nouvelle mesure n’était pas abandonnée. Cependant le tribunal administratif du travail a mis fin à leur initiative, invoquant une « grève déguisée » et les accusant de priver la population de certains services nécessaires8. Malgré la déroute de cette démission en bloc, le dégât était fait: plus de 600 infirmières ont finalement quitté leur poste dans les mois suivants.
Contrairement à la plupart des organisations syndicales, l’État employeur a bien compris les démissions comme actes de résistance. Pour contrer la pénurie de main-d’œuvre en santé, un des objectifs du gouvernement était de recruter 5 000 infirmières et préposées aux bénéficiaires qui avaient quitté le réseau public9. Pour ce faire, un règlement découlant de la réforme Dubé a été adopté en 2023 pour limiter progressivement le recours à la main-dœeuvre indépendante jusqu’à son interdiction en octobre 202610. Santé Québec deviendra ainsi l’employeur unique. Les gestionnaires des CISSS et des CIUSSS ont déjà promis aux travailleuses la flexibilité d’horaire qu’elles allaient chercher en devenant indépendantes de même que la reconnaissance de leur ancienneté. Résultat: quelque 4 000 travailleuses d’agence sont retournées dans le réseau public, permettant des économies de 330 millions de dollars au gouvernement11.
Puis est venue l’annonce de coupures monstres pour effacer un déficit d’1,5 milliard de dollars en février 2025. En quelques mois, près de 1 700 postes ont été abolis dans les CISSS et les CIUSSS, notamment les nouvelles infirmières et préposées embauchées et formées avec des salaires haussés durant la pandémie. Au même moment, de nouveaux postes avec des horaires de nuit et de fin de semaine ont été affichés.
Tout cela n’est pas aussi contradictoire que cela semble l’être. Selon certaines infirmières, cet enchaînement de mesures mises en place les unes après les autres par l’employeur ont pour but de renverser le rapport de force qui était à l’avantage des travailleuses. Les agences de placement représentaient une porte de sortie pour bon nombre d’infirmières et de préposées qui désiraient travailler moins d’heures et selon un horaire plus flexible. Les démissions nombreuses du réseau public engendraient une situation de pénurie qui exerçait une pression à la hausse sur les salaires. La création de Santé Québec et l’interdiction du recours aux agences permettent à l’État employeur d’emprisonner les infirmières et préposées dans le système public et ainsi empêcher ces dernières de profiter de la rareté de main-d’œuvre. Les récentes coupures de postes par centaines permettent à l’État employeur de constituer une armée de réserve pour combler les quarts de travail impopulaires.
Cette restructuration est la conséquence de n’avoir pas réussi à politiser les démissions massives. Maintenant que les agences seront abolies avec leur assentiment, les syndicats ont miné leur propre rapport de force. Trop peu nombreux sont les syndicalistes qui ont compris la possibilité d’organiser plus informellement ces démissions pour échapper au Tribunal administratif du travail. Alors que la stratégie est discutée à la base depuis au moins une dizaine d’années, seulement deux tentatives sérieuses d’organisation ont eu lieu: à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont de Montréal et au CIUSSS Mauricie-Centre-du-Québec. Les centrales syndicales ont par contre appuyé le gouvernement dans sa volonté de supprimer le recours à la main-d’œuvre indépendante dans l’espoir de pouvoir négocier pour l’ensemble des travailleuses de la santé à l’avenir. Ce faisant, ils ont fait la sourde oreille aux demandes des travailleuses d’améliorer leurs conditions de travail et ont démontré de l’hostilité à une plus grande flexibilité des horaires tout en se faisant complices d’une plus grande mobilité de la main-d’œuvre.
Le moral était au plus bas depuis la signature de la dernière convention collective, avec ses exigences de mobilité et de flexibilité acceptées du bout des lèvres par les syndiquées. Et pourtant, les sit-in ont repris de plus belle. Déjà, en janvier dernier, une trentaine d’infirmières de Lévis ont été suspendues sans solde pendant une journée pour un moyen de pression jugé illégal. Raison évoquée par l’employeur pour justifier la sévérité de la sanction: « l’absence de remords » des travailleuses12. Les hauts gestionnaires ont conscience de la hauteur morale de celles qui agissent et refusent le dévouement qu’on attend des travailleuses de la santé et c’est pourquoi ils tentent de l’ébranler.
Mais le meilleur est à venir; ce n’est que le début d’un nouveau cycle de lutte. En ramenant dans le réseau public des milliers de travailleuses qui l’avaient autrefois déserté pour échapper à des conditions de travail pénibles, l’employeur se verra confronté avant longtemps à leur désobéissance. Les anciennes démissionnaires étaient et demeurent des facteurs d’entropie dans le réseau public et l’État employeur en paiera le prix. Celles qui refusaient l’inacceptable dans les vingt dernières années continueront de le refuser une fois de retour dans le réseau. Elles en feront voir de toutes les couleurs à la direction de Santé Québec et ses gestionnaires.
- « Le taux de postes vacants en santé a doublé depuis quatre ans au Québec », Radio-Canada, 5 septembre 2024. ↩︎
- « Compressions en santé: des préposés « Legault » mis à pied », Radio-Canada, 24 janvier 2025. ↩︎
- « Hauts dirigeants en santé: le mammouth de la santé pèse encore plus lourd », La Presse, 15 mars 2025. ↩︎
- « Pénurie d’infirmières: le Québec demande l’aide de l’.Î-P.-É. », Radio-Canada, 29 août 2023. ↩︎
- « La main-d’œuvre d’agences privées dans la santé et les services sociaux a coûté près de trois milliards de dollars depuis 2016 », SCFP, 14 février 2023. ↩︎
- « Agences privées expulsées du réseau public: la FSSS-CSN réagit », FSSS-CSN, 18 avril 2024. ↩︎
- « La FIQ à la défense du service public de la santé », Le Devoir, 15 mars 2025. ↩︎
- « La démission en bloc des infirmières refusée par le Tribunal », La Presse, 25 février 2023. ↩︎
- « Fin des agences privées: encore 70 % des infirmières à convaincre d’ici octobre », Radio-Canada, 5 juin 2024. ↩︎
- Gouvernement du Québec, « Fin du recours aux services des agences de placement de personnel dans le réseau de la santé et des services sociaux », 2025. ↩︎
- « La lutte contre les agences privées en santé a dégagé 330 M$ d’économies jusqu’ici », Radio-Canada, 19 février 2024. ↩︎
- « Sit-in à l’Hôtel-Dieu de Lévis: les employés suspendus sans solde pour une journée, une mesure jugée abusive », Le journal de Québec, 2 avril 2025. ↩︎