Des primes de chef au collège

François Fillion-Girard, agent de soutien en bibliothèque dans le réseau collégial

Un milieu de travail comme un Cégep, c’est traversé de tensions et de contradictions. Lorsqu’on s’y organise politiquement, certaines de ces tensions et de ces contradictions peuvent être le moteur de luttes. D’autres agissent plutôt comme des éléments de division. La classe des travailleurs et des travailleuses ne vient pas en bloc, elle est elle-même divisée. Elle est réunie par le capital, mais il y a tout un travail politique à faire pour lier ses différentes composantes. Le plus dangereux, c’est de prétendre à son unité sans adresser ce qui la divise.

Le salaire reflète ces divisions. En effet, il n’est pas de salariat sans hiérarchie des salaires et une multitude de batailles pour l’encadrer, le définir, l’augmenter, l’étendre, l’assurer et le réguler. Le salaire est donc à la fois un terrain de lutte, un outil de division et un marqueur de pouvoir. Entre autres, c’est à ceux et celles ayant le plus de pouvoir que reviendra le meilleur salaire. C’est évident pour les boss et les cadres, ça l’est aussi chez les travailleurs et les travailleuses.

De là, on peut mieux comprendre la revendication de certain·e·s travailleurs·euses d’obtenir un bonus de salaire justifié par des tâches de gestion. Elle s’inscrit dans une tendance lourde du salariat. Le travail est hiérarchiquement organisé: certains disent à d’autres quoi faire. Partant de ce fait et dans le but d’améliorer leur sort, des groupes d’employé·es utiliseront la reconnaissance d’une prime de gestion ou d’une prime de chef d’équipe. Tant que le travail est dirigé, l’employeur ne trouvera rien à redire de ces bonus, si ce n’est la dépense supplémentaire. Tant qu’il demeure au-dessus, intouchable et souverain, il tirera profit de cette hiérarchie du travail. Pour l’organisation politique des travailleurs et des travailleuses, c’est dévastateur: la commune condition du salariat se fragmente sous l’effet de la proximité de plusieurs des nôtres avec la direction.

Tout de même, ces primes sont bien le reflet d’un procès de travail hiérarchique. Elles ne mentent pas. Au contraire, elles récompensent. Pour finir, elles permettent de rendre compte de la manière dont le travail s’organise et des tensions qui traversent les collèges. Elles ne sont que le reflet d’une division hiérarchique du travail et de son organisation autoritaire. Comprendre les conflits qu’elles peuvent engendrer peut nous permettre de mieux saisir cette division du travail et ses effets.

À qui veut s’organiser politiquement, à qui veut libérer le travail, à qui veut s’en libérer, il faut à la fois combattre l’iniquité salariale et la hiérarchie dans le travail. C’est seulement ainsi que l’on pourra réellement composer politiquement notre classe.

Des primes de chef

Dans les collèges, les travailleurs et travailleuses sont généralement divisé·es en trois groupes: les professeur·es, les professionnel·les (les emplois nécessitant un bac) et les employé·es de soutien (de l’entretien ménager au personnel technique). Entre ces groupes et au sein de ces groupes, il existe des divisions et des rapports hiérarchiques.

Du point de vue légal, seuls les cadres devraient avoir un pouvoir de boss. En vérité, l’autorité est diffusée à travers l’ensemble de la structure de travail. Surveillance, embauche, encadrement, direction, distribution des tâches et du matériel, détermination des horaires, priorisation, évaluation, gestion opérationnelle. De fait, l’ensemble de ces tâches patronales sont aussi données à du personnel syndiqué. C’est parfois sous une forme autogestionnaire consentie par les collectifs de travail et parfois sous une forme autoritaire.

Les débats entourant les primes de coordination, de gestion ou de chef d’équipe viennent rendre visibles ces tensions. Par ailleurs, ils sont loin de couvrir l’entièreté des problématiques du régime de travail des collèges. Pourtant, ils n’en sont pas moins pertinents pour exposer les hiérarchies, les rapports de domination et les stratégies de compétition entre groupes d’employé·e·s pour obtenir plus de pouvoir et plus d’argent. Deux exemples suffiront à exposer ces enjeux. 

Prime des CP: l’autonomie professionnelle en question 

Récemment, le Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ), dont sont membres plusieurs syndicats de professionnel·les dans les cégeps, a déposé des griefs pour dénoncer le non-versement des primes de responsabilité. Les primes de responsabilité doivent être versées à « toutes personnes professionnelles chargées de coordonner ou de superviser le travail d’un groupe »1. Dans la majorité des cas, le versement se fait sans problème. Le cas ayant soulevé les griefs implique des conseiller·ères pédagogiques (CP). La prétention du syndicat est à l’effet que l’employeur devrait leur accorder la prime, puisqu’iels sont responsables des professeur·es.

L’enjeu est que les professeur·es sont autonomes dans leur enseignement. L’autonomie professionnelle dont iels bénéficient interdit toute intervention dans leur classe. Le contenu de leur travail ne peut donc être dicté puisque la composition de leurs cours leur appartient. Du point de vue des profs, la reconnaissance de cette prime pour les CP équivaudrait à leur accorder une autorité sur eux et elles.

Pour certains syndicats de professionnel·les, il ne s’agit pas d’autorité. La prime provient de la charge de projet. L’argument: si un·e analyste en informatique touche une prime pour être responsable d’un projet particulier et coordonner une équipe de techs, un·e CP pourrait en avoir une pour avoir une charge d’un domaine d’études particulier, incluant ses professeur·es. De ce point de vue, la prime pourrait ne pas être une prime de chef·fe, mais une prime d’excédent de charge de travail. Dans tous les cas, il est certain que cette prime fait partie de tactiques pour obtenir un meilleur salaire, une manière pour les personnes conseillères d’obtenir un rangement salarial qu’elles jugent juste et adéquat.

Plus largement, le débat, maintenant judiciarisé, sur la prime expose une tension réelle entre deux corps de travailleurs·euses. Les profs, un peu comme les ouvriers de métier du passé, profitent d’une autonomie enviable. De leur point de vue, les CP sont là pour soutenir leur travail et non le diriger et/ou en déterminer la forme. Cependant, ce soutien peut prendre la forme d’une normalisation en fonction de normes et de règles que les profs ne décident pas. C’est une intervention externe dans le procès de travail immédiat. Les CP peuvent jouer le rôle de représentant·es patronaux·ales, parfois sans le vouloir, ou du moins, voir leur travail être ainsi perçu par leurs collègues qui enseignent.

Personnel technique et prime de chef d’équipe

Chez les employé·es de soutien, la question des primes de gestion revient fréquemment. Dans la majorité de leurs syndicats, elles existent, mais seulement pour certaines catégories d’emploi. En effet, la convention collective prévoit le versement d’une prime pour une personne agissant comme « chef d’équipe ». Or, seules les classes d’emploi de type ouvrier sont admissibles à cette prime. Le personnel technicien en est exclu2. C’est que, dans leur description de tâche, il est déjà prévu qu’une personne technicienne puisse être « appelée à coordonner le travail du personnel de soutien » dans le cadre de son travail. « Pourquoi cette tâche viendrait avec des bénéfices pour certain·es et pas pour d’autres ? »3 se demandent les collègues. Sans doute est-ce en relation avec la division du travail intellectuel et manuel. Il est présupposé que les personnes techniciennes peuvent gérer une équipe puisque leurs tâches impliquent un travail intellectuel en opposition au travail manuel de la catégorie ouvrière. 

Cette division travail manuel-travail intellectuel marque d’ailleurs une tension qui fait que certaines catégories d’emploi sont amenées à gérer des équipes de travail composées d’autres corps de travail. Par exemple, un·e technicien·ne informatique classe principale pourrait de par la nature de son travail être amené·e à coordonner un comptoir de service composé de techs et/ou d’opérateurs·trices. Le point de vue général porté par sa tâche donne à ce poste un pouvoir sur l’ensemble. Plus simplement, tout emploi qui implique la production d’un plan et le suivi de celui-ci va se placer dans un rôle de pouvoir auprès de ses collègues. En effet, ce plan devra être exécuté et le travail exécuté devra être vérifié, assemblé, corroboré, etc. La division fonctionnelle du travail agit aussi comme division d’autorité. C’est cette position d’autorité et/ou de responsabilité qui justifierait le droit à la prime.

Par ailleurs, l’opposition à l’élargissement à toutes les classes d’emploi de la prime s’appuie surtout sur une critique de la méthode par laquelle elle est octroyée. En effet, ce sont les boss qui décident de nommer les chefs. Aucun autre mécanisme n’est prévu par la convention. Ce n’est pas un poste particulier sur lequel on peut appliquer ou, encore, la personne n’est pas sélectionnée par ses collègues.  Par exemple, une équipe de l’entretien ménager verra l’un·e de ses membres être sélectionné·e pour coordonner l’équipe. Ainsi sélectionné·e, il n’est pas étonnant que l’on associe la personne cheffe d’équipe aux cadres. Ce qui est nommé « gestion opérationnelle » ou « encadrement quotidien » n’en est pas moins une forme d’autorité sur les autres qui vient être exercée par un·e collègue direct·e nommé·e par les boss. Si l’on considère comme naturelle l’autorité exercée sur nos gestes et nos corps au travail, si nous nous sommes tous et toutes habitué·es au régime de manufacture comme l’appelait Marx, l’ambiguïté du petit chef sert de rempart dans la démarcation claire entre celleux qui décident et celleux qui exécutent.

En plus, il faut rappeler que si la prime est donnée, elle peut être retirée. Pour des collègues à bas revenu, un 4 % sur le salaire, ce n’est pas rien. Se voir retirer la prime, c’est un désaveu. La prime agit donc comme mesure de fidélité. Par ailleurs, la personne cheffe d’équipe, en étant quotidiennement sur le plancher, peut aussi être amenée à jouer le rôle de porte-parole de ses collègues auprès du boss.  En effet, elle peut rapporter à celui-ci les demandes légitimes de ses collègues et les défendre. On le sait, l’activité syndicale se réduit trop souvent à faire respecter la convention collective. Pourtant, on sait aussi que nos contrats de travail n’encadrent pas tout ce qui dérange au travail. Les bris d’équipement ou le manque de matériel qui augmentent la charge de travail sont des exemples quotidiens d’objets de conflits. Ce genre d’enjeux, c’est souvent la personne agissant comme cheffe d’équipe qui les portera devant le gestionnaire. D’abord, il faut rappeler que tous ces enjeux peuvent être l’objet d’une action syndicale et être politisés. Ensuite, l’existence de chefs, sous cette forme, dans notre organisation du travail vient créer un canal de gestion qui en dépolitise le contenu. Le droit de gérance est naturalisé par la reconnaissance d’une certaine présence patronale dans nos équipes.

S’opposer aux primes: lutter pour notre autonomie

On a donc affaire à deux primes contestées. L’argument le plus répandu pour s’opposer à l’élargissement de celle de chef d’équipe à toutes les classes d’emploi du soutien s’arrêtera généralement à la critique du pouvoir qu’elle accorde aux boss dans son octroi. La question de la hiérarchie et de la distribution du pouvoir dans l’organisation ne sera pas abordée en soi. Certaines classes d’emploi peuvent en coordonner d’autres par leur nature. C’est accepté. De même, la critique de la prime de responsabilité pour les personnes conseillères pédagogiques responsables de département de profs s’arrêtera à la reconnaissance de l’autonomie professionnelle de ces derniers·ères. Rien ne sera dit sur les profs dirigeant d’autres employé·e·s, de même que sur les profs et leur rapport aux équipes de soutien dans les départements.

Dans le régime de travail des collèges, la hiérarchie se naturalise : entre cadres et syndiqué·es et au sein du personnel syndiqué, des personnes dirigent et d’autres sont dirigées. Pourtant, les débats sur ces primes révèlent des tensions qui traversent ce régime et ses hiérarchies: si des discours, les salaires et les primes justifient ces hiérarchies,  les résistances quotidiennes et les conflits ont le potentiel de révéler des critiques radicales de la division du travail. C’est le procès de travail dans son ensemble qui a le potentiel d’être visé par ces critiques. Procès de travail contre lequel on doit lutter pour assurer la composition politique de notre classe. Le procès de travail nous réunit comme divisés. Comprendre comment le transformer peut permettre de dégager une position plus claire à partir de laquelle le critiquer.

Transformer le procès de travail pour s’organiser

À qui veut s’organiser dans son milieu de travail, il convient d’en étudier la composition technique et les rapports de pouvoir. Généralement, l’organisation syndicale se pense seulement comme des rencontres spécifiques de collègues prenant un parti progressiste ou la recherche de leaders, d’influenceurs, dans le milieu de travail. De ces rencontres devraient naître des groupes organisés pouvant lutter, revendiquer etc. C’est certain qu’à qui veut s’organiser, il est nécessaire de rencontrer des collègues sur des bases communes pour influencer l’ensemble.

Cependant, il ne faut pas oublier qu’à cette organisation qui avance, le capital répondra toujours par une contre-organisation: intégration dans des instances représentatives ou réorganisation du travail. Le second point passe souvent sous notre radar: nos milieux de travail sont faits pour défaire ce qu’à mesure nous bâtissons. Donc, les liens organisationnels ne suffisent pas. Il faut lutter pour défaire la composition technique du travail, celle qui transforme la force de travail en classe ouvrière. Pourquoi ? Simplement parce que des gains à ce niveau sont garants d’une organisation pérenne. En fait, l’histoire du mouvement ouvrier au Québec contient des exemples intéressants de comment certaines revendications ont favorisé l’organisation politique de la classe.

L’imposition des classes d’emploi par les trois premiers Fronts communs (1972, 1975 et 1979) via leur politique salariale en est un. Auparavant, c’étaient les forces du marché et l’arbitraire patronal qui dictaient le salaire et les tâches de milliers de personnes. La création d’une grille de tous les emplois à permis de réunir des travailleurs·euses exerçant des emplois similaires mais différents sous une même classe d’emploi. Cette stabilisation du travail a été un gain temporaire au niveau organisationnel, car elle a permis une reconnaissance commune de catégories d’emplois a priori diverses. La création des classes d’emploi a permis d’établir des salaires communs à des ensembles de travailleurs·euses et de délimiter leurs tâches. Aussi, elle visait à réduire l’inégalité au sein de cet ensemble en travaillant à réduire les écarts salariaux.

Évidemment, une telle grille a aussi été l’occasion de stabiliser et donc de naturaliser la hiérarchie au sein des collectifs de travail. Les écarts salariaux entre les classes d’emploi sont allés en s’accentuant depuis lors, de même que ceux au niveau de la gestion. Dans tous les cas, pendant un temps, l’organisation politique des travailleurs·euses a permis d’inscrire dans l’organisation du travail sa marque et donc, de réduire les effets de division propre au régime de travail. Il est donc possible de pousser des demandes ou s’opposer à certains éléments de nos conditions de travail pour favoriser à plus long terme notre organisation.

La division du travail impose une fragmentation. Il est donc évident qu’il faut s’opposer aux primes. L’objectif est de tendre vers une catégorie salariale unique où l’ensemble des employé·es se posent comme un bloc. À ce qui à trait aux divisions persistantes propres au travail intellectuel qui tend à réunir dans son activité le travail fragmenté de collègues, seuls la coopération égalitaire et un partage plus grand des tâches pourraient aboutir à une transformation radicale. 

Dans le cadre du régime du travail capitaliste, il y a grossièrement deux stratégies pour les travailleurs·euses. La première est de tenir radicalement à ses tâches et de renvoyer tout ce qui relève de la gestion à l’employeur. Cette stratégie est pertinente quand on sait très bien que les boss n’auront parfois pas grand-chose à redire d’une équipe de travail qui prend en charge les remplacements et ses horaires. Tant qu’elle livre le travail, l’autorité se maintient. L’autre stratégie, c’est celle qui comprend toutes les déclinaisons de l’autogestion. Dans les collèges, on pourrait citer l’exemple des départements de profs. La personne coordonnatrice est élue, les règles de distribution des tâches y sont en partie décidées et ce, de manière démocratique. Cette autogestion partielle couplée à l’autonomie professionnelle rend les conditions de travail des profs enviables du point de vue de ceux et celles qui sont dirigé·es quotidiennement dans leurs gestes. Évidemment, cette stratégie est limitée à certaines catégories d’emploi et n’empêche en rien que le collectif de travail (le département dans ce cas) agisse comme un boss. Les exemples pleuvent dans les collèges de coordinations départementales qui agissent comme des cadres auprès des employé·es de soutien. Bref, les deux stratégies doivent composer avec des limites et ne peuvent prétendre à un caractère programmatique. 

La réflexion doit donc continuer sur chaque enjeu spécifique. Pour s’organiser entre collègues, le partage d’une condition commune de salarié·e ne suffira pas si, dans les faits, elle est fracturée par la manière dont sont donnés les ordres. C’est pourquoi il faut s’opposer aux primes de chefs. Ces primes sont, entre autres, des tactiques pour certain·es collègues d’augmenter leur salaire. Tant qu’elles demeurent ou si elles s’étendent, un incitatif à la hiérarchisation du travail se développera. Pour favoriser l’organisation politique, il faut lutter contre ces primes. À partir de là, si on veut critiquer ce processus de division permanent dont les tensions sont, entre autres, exposées par les débats entourant les primes pour les chefs, il faut analyser comment fonctionne le régime de travail. Comment il hiérarchise par les échelles salariales et comment il le fait en privant plusieurs de salaire. La lutte qui se profile sur le salariat étudiant pourrait d’ailleurs être un point à partir duquel critiquer le régime de travail des collèges.  Pour la suite de l’analyse, l’enquête peut nous permettre de repérer d’autres points de tension à partir desquels critiquer le régime de travail. Des enquêtes qui pourront déboucher sur des revendications politiques pour imposer des transformations dans nos milieux de travail favorables à notre organisation.

  1. Entente entre le SPGQ et le CPNC, 2023-2028, p.71. ↩︎
  2. À l’exception de la convention collective des employé·es de soutien de la FTQ qui la prévoit depuis 2022. Du côté de la CSN, une demande semblable avait émané d’un syndicat, mais avait été rejetée par l’assemblée générale du Secteur soutien cégep. Pour consulter les conventions: https://cpn.gouv.qc.ca/cpnc/negociations/conventions-collectives/personnel-de-soutien-2023-2028-a-venir/ ↩︎
  3. CPNC, Plan de classification des employés de soutien, 2012 p.65. ↩︎