
Dominique Bordeleau, enseignante en francisation
En quelques mois, le gouvernement du Québec a pratiquement réussi à démanteler le réseau de la francisation au Québec. Il s’y est attaqué par deux mesures: l’abolition de l’aide financière offerte à certains étudiant·es et la baisse radicale du financement alloué aux centres de service scolaires (CSS) pour la francisation. Ces coupes et les mobilisations qui y ont répondu sont l’occasion de s’intéresser à la structure de la francisation au Québec et à son rôle social.
Depuis la réforme des services de francisation du début des années 2000, la francisation est gérée, dans l’ensemble, par deux ministères: le ministère de l’Éducation (MEQ) et celui de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI). L’offre de service est très similaire dans les deux réseaux: elle prend la forme de cours dans lesquels on transmet des connaissances linguistiques que l’on applique en contexte de communication et d’ateliers qui ont une vocation davantage pratique et qui permettent de consolider les savoirs appris. Le MEQ offre la francisation via les centres de services scolaires dans des centres d’éducation pour adultes. Le MIFI, pour sa part, fournit les cours de francisation via ses partenaires, notamment les cégeps, auxquels il loue des locaux. Il dispose de ses propres enseignant·es — affilié·es au Syndicat des professeurs de l’État du Québec (SPEQ) —, mais ce sont ses partenaires qui embauchent les animateurs et animatrices d’ateliers. Ainsi, les ateliers sont pris en charge par des employé·es relevant d’une autre catégorie d’emploi, touchant un salaire nettement inférieur à celui d’enseignant·e. Dans le réseau des CSS, ces ateliers relèvent pourtant d’enseignant·es. L’iniquité est ici flagrante.
À la suite d’un rapport dévastateur de la vérificatrice générale sur le milieu de la francisation publié en 20171, le gouvernement de la CAQ, prétextant de la confusion dans le réseau, a créé Francisation Québec. L’implantation de cet organisme devant agir à titre de guichet unique en francisation et devant assurer la cohérence entre les deux grands réseaux (MEQ et MIFI) s’est révélée un échec cuisant. En plus des ratés évidents (listes d’attentes interminables, perte de dossiers, évaluations incorrectes du niveau en français des nouveaux élèves), Francisation Québec fonctionne de manière encore plus autoritaire que l’école en général. On observe une volonté claire de rigidification et de mise au pas des élèves. Quelques exemples : l’inscription aux cours se fait uniquement sur un site en français ; trois absences consécutives entraînent la fermeture du dossier ; les cours sont standardisés.
Ces orientations rendent d’autant plus manifeste le rôle de la francisation. C’est un système qui sert essentiellement à la création de travailleurs·euses. Plusieurs enseignant·es œuvrent dans ce milieu parce qu’iels croient que l’apprentissage du français peut participer à une vie plus épanouie ici, peut outiller les nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes pour se protéger, défendre leurs droits, améliorer leur niveau de vie, etc. Or, si cela est vrai aussi, il s’agit d’un rôle secondaire: la francisation sert surtout à former des travailleurs·euses aptes à travailler dans tous les milieux où le Québec a besoin de main-d’œuvre. Francisation Québec, en prenant le contrôle du service de francisation, atténue encore davantage le rôle social que les écoles pourraient potentiellement jouer et n’en nourrit que les aspects utilitaires les plus immédiats.
La francisation face aux coupes
Même si la francisation était perçue par les milieux nationalistes comme un pilier du modèle d’immigration québécois, facilitant l’intégration des personnes immigrantes à la majorité francophone, la CAQ a décidé de s’y attaquer. Ces coupes ont été effectuées dans un contexte d’austérité évident alors que les embauches sont suspendues dans toute la fonction publique et que les dépenses sont gelées dans tout le réseau scolaire.
Les coupures ont d’une part affecté l’aide financière offerte aux étudiants. C’est que les étudiants dont le statut migratoire est stabilisé (réfugié·es accepté·es, personnes détenant la résidence permanente, citoyen·nes, etc.) avaient droit depuis 2023 d’un financement lié à leur régime d’études. Ainsi, un étudiant à temps partiel (moins de 30h/semaine) recevait 28 $ par jour, alors qu’un étudiant à temps plein (30h/semaine) en recevait 46 par jour. Or, à deux semaines d’avis, le gouvernement a mis fin aux allocations des étudiants à temps partiel. En 2023-2024, environ 50 000 personnes étudiaient à temps partiel et recevaient du financement2. Pourtant, hormis quelques mentions dans les médias et quelques critiques provenant de groupes communautaires œuvrant en immigration, ces coupes sont passées pratiquement inaperçues.
D’autre part, le gouvernement a aussi procédé à des coupes directes dans l’offre de cours en centres de services. En effet, des centaines de classes ont été fermées. Dans certaines régions, le service a même complètement disparu. On évalue à environ 13 000 le nombre d’élèves renvoyés sur les interminables listes d’attente de Francisation Québec et à environ 700 le nombre d’enseignant·es qui ont perdu leur emploi. Plusieurs de ces classes fermées avaient pourtant été initialement ouvertes dans le contexte d’une politique d’élargissement de la francisation de la CAQ qui faisait elle-même suite au rapport de la vérificatrice générale précédemment évoqué. Le résultat est facile à deviner : tout le réseau a été fragilisé.
Parallèlement, des classes ont ouvert en urgence dans le réseau du MIFI, dans la désorganisation la plus totale. On a inscrit, par exemple, des élèves dans des centres situés à plusieurs heures de voiture de chez eux·elles3. Dans ce contexte de création de services précipitée, une nouvelle classe d’emploi a été créée pour permettre l’embauche rapide et peu coûteuse de personnes enseignantes: des formateurs et formatrices. Ce sont des enseignant·es embauché·es directement par les cégeps (et non par le MIFI suivant le fonctionnement habituel), mais ne bénéficiant pas du titre de professeur·e de cégep. Cette pratique est actuellement contestée devant le tribunal du travail.
Les conséquences liées à la fermeture de classes ne se rapportent pas uniquement à l’apprentissage de la langue: dans un contexte où la maîtrise du français influence la capacité à obtenir la résidence permanente ou à renouveler un permis de travail, couper dans la francisation, c’est aussi s’attaquer au projet d’immigration de milliers de familles. Rien de surprenant, venant de la CAQ.
Mobilisations à l’automne
La réaction des syndicats a tardé et a été assez mièvre, dans l’ensemble. On a surtout vu des rassemblements réunissant quelques dizaines d’enseignant·es et d’étudiant·es devant des centres de francisation de diverses régions. Devant l’inaction syndicale, des enseignant·es ont décidé de prendre les devants. Ainsi, le Collectif francisation s’est créé sur Facebook à l’initiative d’enseignant·es de partout au Québec. Le Collectif a organisé des sorties médiatiques, quelques rassemblements et une enquête pour essayer de chiffrer les pertes d’emploi et de places en classe. Une manifestation a été organisée à Québec par quelques enseignantes et endossée par le Collectif. Elle a rassemblé des centaines de personnes, dont des enseignant·es relevant des deux affiliations syndicales affectées par les coupes: la FSE-CSQ ainsi que la FAE. S’il est nécessaire que des espaces virtuels de partage d’informations — comme celui du groupe Facebook Collectif Francisation — existent, des espaces organisationnels dans les milieux de travail sont tout aussi essentiels.
À Montréal, plusieurs collègues de mon centre de francisation et moi avons entrepris de nous réunir sur une base hebdomadaire pour discuter ensemble des coupes et réfléchir à des manières d’y réagir. C’est un réel petit comité de mobilisation qui s’est créé de manière organique. Rapidement, l’envie d’une grande manifestation s’est fait sentir. Voyant que notre syndicat et notre centrale ne prenaient pas le pas, mes collègues ont pris sur elleux de l’organiser elleux-mêmes. Alors qu’on se fait dire par nos représentant·es syndicaux.ales qu’on est fatigué·es et que la grève de l’an dernier a neutralisé toute chance de mobiliser les enseignant·es, on a quand même vu des centaines de personnes sortir dans la rue à l’appel de ce petit groupe de collègues organisant une manifestation pour la première fois.
Des initiatives autonomes, comme celle des enseignant·es du centre Yves-Thériault ou du Collectif Francisation, méritent d’être saluées. Pour moi, c’était vraiment stimulant et libérateur de m’organiser avec mes collègues et de les rencontrer sur une base politique. Cependant, certaines observations critiques méritent d’être faites.
D’abord, notons le rôle secondaire laissé aux étudiant·es de francisation. Très peu d’efforts ont été effectués pour les impliquer réellement. Bien sûr, il y a eu quelques discours prononcés par des étudiant·es lors des rassemblements et plusieurs d’entre elleux étaient présent·es aux divers événements de mobilisation, mais celleux-ci n’ont pas été appelé·es à prendre part réellement aux réflexions stratégiques, à l’organisation des événements, à l’élaboration des revendications — et ça paraît.
L’unique revendication consistait en un réinvestissement en francisation pour permettre la réouverture des classes et des centres fermés. Il eût pourtant été logique d’intégrer des demandes en lien avec l’aide financière qui avait été abolie quelques semaines auparavant. Mais seulement entre elleux, les enseignant·es étaient aveugles à cette question.
Parlant de revendications et de discours, il est surprenant que personne — ni les syndicats ni les profs organisé·es de manière autonome — n’ait jugé bon de lier les coupes en francisation à l’austérité affectant l’ensemble du secteur public. En effet, au même moment, on apprenait que les budgets étaient gelés dans les cégeps, que les embauches étaient suspendues dans toute la fonction publique, que des postes étaient supprimés dans le réseau de la santé. Peut-être que de traiter les coupes comme une manifestation — certes agressive — de l’austérité ambiante aurait favorisé l’établissement de ponts avec des travailleurs et travailleuses d’autres secteurs affectés. Dans tous les cas, ça aurait constitué un geste pour dépasser le corporatisme habituel du syndicalisme enseignant.
En omettant de s’organiser aux côtés des étudiant·es en francisation, les enseignant·es mobilisé·es se sont aussi privé·es d’un dialogue concernant le service rendu et son rôle social. En effet, les prises de parole qui ont défendu la francisation l’automne dernier se sont contentées de défendre le rôle intégrateur de la francisation: combien de fois a-t-on entendu que la francisation, ce n’est pas que l’enseignement de la langue, mais de la culture aussi ? Pourtant, n’y a-t-il pas quelque chose de fécond à problématiser ici ? Oui, la francisation facilite l’insertion dans une nouvelle société, mais elle est aussi largement instrumentalisée pour créer des catégories de bons et mauvais immigrant·es. Elle est également nécessaire à l’acceptation par l’État de plusieurs de nos élèves. Cela met certainement les enseignant·es dans une position ambigüe: à la fois pédagogues et agents d’immigration. De plus, les cours de francisation sont offerts dans des conditions qui entretiennent la précarité et la vulnérabilité: les élèves à temps plein qui reçoivent du financement touchent l’équivalent de l’aide sociale — en d’autres mots de l’argent qui reconduit la pauvreté — et ceux qui étudient à temps partiel de soir doivent travailler de jour et sont donc complètement crevés en classe. Contentons-nous de constater que ce ne sont pas des conditions optimales d’apprentissage.
Également dans l’angle mort des mobilisations de l’automne: l’acharnement de la CAQ et du PQ contre les personnes migrantes. En effet, les coupes ne peuvent être séparées de ces discours qui blâment les migrant·es pour tous les problèmes sociaux. La diminution de l’accès à la francisation rend encore plus précaires les personnes migrantes qui, en plus servir de cheap labor, ne peuvent défendre leurs droits et accéder aux services qu’en maîtrisant la langue majoritaire.
Tout récemment, invité à Tout le monde en parle4, le ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Jean-François Roberge, a voulu se faire rassurant: les déboires de l’automne en francisation ne se reproduiraient plus. On permettra l’ouverture de moins de classe en septembre pour éviter des fermetures en cours d’année et le gouvernement compte réduire de moitié le nombre d’immigrant·es temporaires (étudiant·es étrangers·ères, travailleurs·euses temporaires et demandeurs·euses d’asile) sur le territoire. Les coupes en francisation ne représentent donc qu’une facette des politiques anti-immigration auxquelles nous a habitué·es le gouvernement. Toutefois, dans son livre Essential Work: Disposable Workers. Migration, Capitalism, Class, Mostafa Henaway fait une remarque intéressante: « Despite the incendiary anti-migrant rhetoric of conservatives politicians like Quebec’s François Legault and former US president Donald Trump, to control and manage migration for the needs of business.5 » Ces réflexions démontrent la pertinence de lier la lutte pour la francisation à la lutte élargie pour le droit à l’immigration.
Et maintenant ?
Que faut-il retenir des expériences de l’automne ? En premier lieu, la capacité d’organisation autonome des travailleurs et travailleuses. En quelques semaines, des dizaines de personnes n’ayant pratiquement jamais fait d’organisation politique ont su élaborer une campagne. Cette expérience prouve que les travailleurs et travailleuses disposent des capacités et des outils nécessaires pour s’auto-organiser. Espérons que les participant·es de cette expérience sauront maintenir les liens créés et réactiver les savoirs acquis dans le cadre d’autres mobilisations.
L’actualité nous ramène malheureusement à la nécessité de se solidariser avec les usagers et usagères des services publics. Le milieu de l’éducation a de nouveau été frappé par une loi sur la laïcité que personne n’a demandée et qui contribuera seulement à marginaliser davantage les communautés arabes et musulmanes. Après les enseignantes, ce sont les employé·es de soutien et les élèves qui sont visé·es. On n’aura d’autre choix que de faire front commun et de s’organiser entre collègues sur des bases intersyndicales et avec les usagers et usagères si l’on veut organiser une réponse adéquate.
- Vérificateur général du Québec, Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2017-2018, 2017. ↩︎
- Sarah Laou, « Québec met fin aux allocations pour les cours de français à temps partiel », Radio-Canada, 22 septembre 2024. ↩︎
- Suzanne Colpron, « Des heures de route pour des cours de francisation », La Presse, 18 octobre 2024. ↩︎
- « Tout le monde en parle », Radio-Canada, 4 février 2025. ↩︎
- Mostafa Henaway, Essential Work : Disposable Workers. Migration, Capitalism, Class, 2023, p.11. ↩︎