
Félix Dumas-Lavoie, technicien en informatique dans un centre intégré de santé et de services sociaux
La situation sur le plancher dans le réseau est à en perdre le nord.
Avec la réforme Santé Québec, le gouvernement veut rendre le système de santé plus efficace en partant du haut. Le timing est presque parfait, dans le mauvais sens du terme: la réforme est mise en place au même moment que des restrictions budgétaires sont annoncées et imposées dans le secteur public. Les économies de bout de chandelle sont à l’ordre du jour. Partout, on coupe, que ce soit en empêchant le surtemps ou en imposant un gel d’embauche. Cela est particulièrement ridicule quand on apprend qu’il en coûte maintenant presque deux fois plus cher pour payer les haut·es dirigeant·es de Santé Québec qu’au moment de sa création1.
La question du surtemps devient épineuse en temps de coupures pour les gestionnaires. Comme le mot d’ordre est la réduction des dépenses, on voit toutes sortes de mesures à l’emporte-pièce pour réduire les dépenses en surtemps d’un milieu à l’autre. Dans un milieu de technicien·nes en informatique, le surtemps est quasi interdit2 même s’il peut être nécessaire pour faire d’importantes mises à jour de maintenance en dehors des heures de bureau. Pour une collègue sur le plancher d’un hôpital de Montréal, le surtemps a été réduit au strict minimum sur son milieu même si ses collègues et elle dépassent presque toujours leurs heures pour que le travail ne s’accumule pas, ce que les gestionnaires savent très bien.
Une résistance inégale
Que ce soit du côté de Santé Québec ou des coupures qui étaient plutôt prévisibles, il faut comprendre qu’on ne pourra jamais se fier au roulement de la machine et bureaucratie syndicale pour défendre nos acquis face aux réformes. Les derniers mois ne dérogent pas à cela. Avec l’annonce du PL89, qui pourrait donner le statut d’essentiel à à peu près tous les corps d’emploi que le gouvernement veut, c’est le droit de grève lui-même qui est attaqué. La résistance ne sera probablement pas à la hauteur si l’on se fie à ce qui s’est passé dans la dernière année.
La fin des négociations de l’automne 2024 dernier, par les infirmières derrière la FIQ, était marquée par la lutte contre le TSO (temps supplémentaire obligatoire), mais aussi le déplacement de la main-d’œuvre d’un milieu à l’autre. Le terrain sur lequel la FIQ et le gouvernement ont négocié était entre autres celui d’un nombre de kilomètres maximum sur lequel les travailleuses pouvaient ou non être déplacées entre deux milieux. Si les infirmières ont fait certains gains avec cette grève, c’est aussi parce qu’elles ont refusé les ententes et poussé la lutte plus loin que le Front commun.
À la CSN, pour répondre à la dernière crise existentielle après un Front commun particulièrement décevant pour les bas salariés, on a lancé une nouvelle campagne. Son nom: Vraiment public. Entre autres mesures, et sans grande originalité, l’organisation réclame la fin de coupures budgétaires et la fin du recours aux agences en santé dans le réseau3, ce qui n’est pas sans une certaine ironie, car les travailleuses qui quittaient vers les agences avaient de très bonnes raisons de le faire4.
Vraiment solidaire
Une façon de résister à ce qui s’en vient avec le PL89 et Santé Québec serait de transformer notre rapport à la solidarité. Ce n’est pas un mot vide de sens, mais quelque chose qui doit être construit petit à petit, et ce, dès maintenant entre les différents corps d’emploi, tout en tenant compte de leurs spécificités, mais en évitant l’entre-soi politique. La réalité du plancher est très différente de celle de l’administratif. Cela devrait être vu comme un avantage dans un contexte de solidarité. En théorie, les gens de l’administratif peuvent faire la grève plus souvent que les gens sur le plancher. Le problème reste encore et toujours l’organisation en contexte de divisions syndicales voire de compartimentation des corps d’emplois.
Nul besoin de chercher très loin des points communs très complexes avec des collègues lointains: on peut faire beaucoup de chemin sur les différentes formes de refus du travail. Car le travail dans le réseau est non seulement construit sur des incohérences monstres, il repose sur certains principes managériaux communs et une vision hiérarchique à laquelle tout le monde est confronté.
La réduction du temps de travail (tout en gardant le même salaire) est une bonne revendication commune pour les travailleurs·euses du plancher et de l’administratif. Tout le monde, particulièrement sur le plancher, manque de temps. Celle-ci doit s’accompagner de la fin du gel d’embauche, dans un premier temps, puis aussi de moyens concrets pour rendre le travail sur le plancher décent au quotidien, car c’est bien beau d’embaucher, encore faut-il que les gens aient envie de rester. Cela, combiné à la revendication d’un même salaire, décent, peu importe les catégories d’emploi, constituerait un bon moyen de construire une solidarité entre les différentes professions. Finie la catégorie des bas salariés. Une fois que tu es rentré dans le secteur public, tu as de bonnes conditions et l’on s’arrange pour que tous les collègues y aient droit. Car il est faux de dire que les travailleurs·euses ayant un statut de professionnel·le travaillent nécessairement plus forts que les bas salariés. Qu’on le veuille ou non, tout reste une question de rapport de force entre les travailleurs·euses et le gouvernement, peu importe dans quel sens on retourne la situation ; les travailleurs·euses doivent tout d’abord se parler si l’on veut avoir une chance de s’organiser.
En pratique, ces idées s’inscrivent dans la continuité de certaines revendications portées par les travailleurs·euses. Durant la COVID, les syndiquées des CPE demandaient une augmentation salariale équitable pour tous les titres d’emploi5. Car non seulement il y a disparité entre le milieu des CPE et le reste du secteur public, mais entre les différents milieux d’éducation à l’enfance, les professionnelles ne sont pas rémunérées à la même hauteur. Étendre la demande d’un même salaire à l’ensemble du secteur public serait une très bonne idée et pourrait créer des solidarités que nous n’avons à peu près jamais vues. Porter des revendications au-delà des accréditations syndicales, en solidarité interprofessionnelle, est un des ingrédients manquant à une éventuelle victoire.
Pour dépasser l’entre soi
Alors qu’un syndicat aura tendance à être frileux légalement et politiquement, les travailleurs·euses peuvent se donner les moyens de faire une différence en organisant la résistance à partir de la base. Reste que créer des solidarités d’une base autonome en lutte à une autre peut s’avérer compliqué.
À ce sujet, on peut apprendre des infirmières. Il faut rendre à ces soignantes ce qui leur appartient: la situation est évidemment désastreuse et iels ont fait plusieurs coups d’éclat très courageux ces dernières années, et ce, sans avoir l’aval de leurs représentant·es syndicaux et syndicales6. Qui a une certaine sensibilité politique entrevoit que les soignantes ne sont pas un bloc monolithique et l’on peut déceler une tension à trois pôles entre l’employeur, la FIQ et… les travailleuses elles-mêmes. Cette adversité peut épuiser et donner l’impression que les travailleurs·euses d’un secteur sont seul·es dans la lutte. Cela marque l’importance de créer des liens de solidarité interprofessionnels en tout temps, même à l’extérieur des périodes de négo, qui restent forts sur le long terme.
Les obstacles à cette solidarité sont aussi à l’image du rapport entre un corps d’emploi donné et le reste des travailleurs·euses. Par exemple, il est facile en tant que travailleur administratif de tomber dans le discours public sanctificateur des infirmières, discours d’ascendance catholique sur la vocation. Ce discours essentialisant nuit à toutes les soignant·es de par ce qu’il présuppose. Il nourrit notamment l’isolement entre ces travailleurs·euses et les autres et contribue au corporatisme syndical.
Bien sûr, ce n’est qu’une pièce du puzzle. La plupart des corps d’emploi reconnus tendent au corporatisme. Partout, il faut questionner la justification de l’entre-soi politique. Il est difficile de créer des ponts entre les collègues du plancher et de l’administratif quand nos bureaucraties syndicales respectives se renvoient continuellement la balle en disant que les autres ne veulent pas collaborer. Pourquoi, lors de chaque période de négo, il reste impossible de construire un vrai Front commun avec la FIQ et tout le monde dedans ? Chacune à leur façon, les bureaucraties de la FIQ et de la CSN sont toutes deux responsables de la piètre résistance qu’on peut offrir face aux réformes et aux mesures gouvernementales. Il reste à construire un rapport de force suffisant pour améliorer nos conditions, cela ne s’est pas fait depuis très longtemps. Le mouvement syndical est à l’image d’un système de santé fragmenté et hiérarchique, mais ce n’est certainement pas une fatalité. L’entre-soi politique doit être dépassé si les travailleurs·euses veulent réellement reprendre le contrôle sur leur condition. Il ne faut pas attendre que les structures le fassent à notre place: ça n’arrivera pas. Il revient à nous-mêmes de tisser cette solidarité entre les corps d’emplois dans le quotidien du travail et des luttes.
Les silos
Le système de santé de la belle province est un peu plus complexe qu’une pataterie. Ce n’est pas juste un vestige de notre État-divin de la modernité, chaque réforme néolibérale s’additionne à la complexité du paysage plutôt que d’en simplifier le portrait, ce qui contraste avec les discours successifs des gestionnaires de l’État qui disent mettre en place lesdites réformes en santé pour le rendre plus efficace. Souvent, des procédés administratifs archaïques et plus difficilement surveillables en côtoient d’autres plus dernier cri, qui, bien au contraire de nous libérer du temps, tendent à intensifier encore plus le travail sans réel gain d’efficacité pour les travailleurs·euses. Dans chaque CIUSSS (ils sont encore en vie pour l’instant), on parle de plusieurs milliers d’équipes, parfois des dizaines de milliers de travailleurs·euses. Ensuite, à même cette microsociété il y a une division entre l’administratif, le plancher, les opérations, etc. Autant de macro-équipes qui forment des secteurs qui ne se parlent pas ou qui évitent le plus possible de se parler à cause des différends évidents qui peuvent survenir à travers les années. Je dois à mon collègue le terme silos pour désigner cette situation. Ces silos sont aussi présents à même les macro-équipes, car il existe tellement de sous équipes et de hiérarchies que c’est à en perdre la tête tels les 12 travaux d’Astérix. Créer des ponts entre collègues, mais pas seulement dans son équipe immédiate est sans doute la première tâche de qui oserait vouloir faire le moindre changement positif, aussi humble soit-il, dans l’organisation autonome des travailleurs·euses du réseau. C’est l’éléphant dans la pièce quand on parle de briser les silos au niveau macroscopique.
Pour un travailleur de l’administration dans le réseau comme moi, le contexte actuel est celui d’une société encore marquée par le passage de la pandémie de la COVID. Le télétravail est devenu la norme. Pour les collègues, l’avantage du télétravail est le temps de transport sauvé et la conciliation travail-famille. À mon avis, il serait plus intéressant de viser la réduction du temps de travail sans perte de salaire que de faire le compromis du télétravail à temps plein. Au niveau de la macro-équipe, nous sommes rarement sur notre milieu de travail et même si tout le monde voulait retourner en présentiel, des économies ont été faites sur nos bureaux: ce sont des bureaux itinérants qu’il faut réserver et il n’y en a pas assez pour tout le monde. Le télétravail nous isole donc évidemment des autres corps d’emploi et d’un contact de qualité avec des collègues plus lointains. Bien sûr, il témoigne d’un certain refus du travail généralisé, mais il est souvent défendu comme un privilège alors que plusieurs affirment être « plus efficaces » lors du télétravail. Dans tous les cas, le télétravail ne semble pas encourager la solidarité interprofessionnelle.
Vingt mille lieues sous les murs
Dans son film Les ailes du désir, Wim Wenders présente un Berlin des années 80 comme une ville divisée à l’extrême où chaque citadin·e constitue son propre mini-État, évoluant dans son propre univers avec son propre langage. Le défi serait d’arriver à parler à tout le monde, une personne à la fois. Il faut admettre qu’il y a probablement une bonne analogie à faire avec le syndicalisme du secteur public d’aujourd’hui. En l’occurrence, l’éléphant dans la pièce est, qu’entre autres, la CSN et la FIQ ne veulent pas travailler l’une avec l’autre et, aux dernières nouvelles, risquent de se renvoyer la balle éternellement à ce sujet. Cette situation est inacceptable, mais constitue avant tout un mensonge qui fait l’affaire d’une frange défaitiste qui constitue souvent la bureaucratie syndicale. Cela mine les perspectives d’émancipation des travailleurs·euses. Si le syndicalisme traditionnel a encore un rôle à jouer, la solidarité entre collègues proches et lointain·nes se bâtit petit à petit dans nos milieux de travail et en s’attaquant aux différentes frontières imposées par les structures actuelles. Reste que pour les travailleurs·euses du secteur public qui choisissent de prendre en charge une démarche autonome des syndicats, à ce stade, l’enjeu est aussi de l’ordre de la communication. Car il faut se trouver entre nous pour éviter de s’épuiser en vain.
C’est que ça prend des gens de différents horizons pour avoir un rapport de force conséquent, mais aussi pour alimenter les débats. Cela peut être de proposer des revendications fédératrices en se pointant dans les milieux de travail, dans les AG et, en situation de grève, sur les piquets. Le syndicalisme n’échappe pas au mouvement général des masses de notre époque, la machine syndicale ayant ses propres intérêts qui détonnent des travailleurs·euses progressistes et même d’une très grande majorité des travailleur·euses. Finalement, que les structures syndicales aident encore la cause des travailleurs·euses est clair; elles le font bien malgré elles, aider la cause des travailleurs·euses. Il reste nécessaire de créer des ponts de solidarité critique, en passant par elles ou non, entre les collègues qui refusent le travail tel qu’il est actuellement. Cela prend toute son importance dans un projet où l’on vise à reprendre le contrôle sur notre condition individuelle et collective face à cette machine-labyrinthe qu’est le réseau de la santé et des services sociaux, qui aura la peau de tout le monde si on la laisse faire.
- « Près de deux fois plus cher pour payer les hauts dirigeants », La Presse, 2 avril 2025 ↩︎
- Ici, il est question du surtemps habituel rémunéré à taux et demi. Car il est aussi possible d’en faire dans le but de mettre du temps en banque et de faire une sorte de réaménagement d’horaire, mais dans ce cas il est rémunéré à taux simple et on tend tout de même à le limiter. ↩︎
- « Projet de loi 10: Les agences de placement privées doivent cesser de cannibaliser le réseau public », CSN, 14 mars 2023. ↩︎
- À ce sujet, voir le texte Le retour des démissionnaires de Gabrielle Laverdière et Etienne Simard à même ce journal. ↩︎
- CSN, « CPE : le gouvernement offre des miettes pour freiner la pénurie de main-d’oeuvre », 13 juillet 2021. ↩︎
- On peut penser ici au prolongement de la grève l’année passée, aux sit-in, aux vagues et aux menaces de démission et aux nombreux autres exemples d’insubordination dont on entend parler. ↩︎