
François Fillion-Girard, agent de soutien en bibliothèque dans le réseau collégial
et Dominique Bordeleau, enseignante en francisation
La crise inflationniste post-2020 a frappé fort. On se le répète, il suffit d’aller à l’épicerie pour s’en rendre compte. Cette situation n’est pas étrangère au niveau de mobilisation auquel nous avons assisté à l’automne dernier dans le secteur public. Elle explique en partie aussi l’appui de la population aux revendications salariales. D’ailleurs, le secteur public n’est pas seul à voir le nombre de ses journées de grève augmenter : plusieurs syndicats ont connu dans la dernière année de longues grèves où le salaire a été l’enjeu principal. La volonté de maintenir un niveau de vie viable et le sentiment d’injustice vécu par les effets d’une économie aux mains du capital demeurent donc des éléments essentiels à partir desquels nous organiser.
Évidemment, le salaire est loin d’être l’unique enjeu dans nos milieux de travail. Les primes et les hausses accordées à certaines catégories d’emploi ne suffiront pas à rendre le travail plus acceptable. Ce qui a été gagné avec la négo 2023 ne freinera pas les démissions massives.
Il n’en demeure pas moins que les revendications salariales ont une portée politique cruciale. Contre les discours de droite qui renvoient les demandes salariales à de l’égoïsme et aux discours de gauche qui les rabaissent à n’être qu’économiques, il est important d’en politiser le contenu. L’analyse de la demande salariale initiale du Front commun permet d’aborder la politisation de l’enjeu salarial à partir de deux exemples.
D’abord, il était demandé d’insérer à même les conventions collectives un mécanisme permanent de lutte contre l’inflation. Ce mécanisme aurait prévu l’indexation annuelle des salaires au niveau de l’inflation. Si le discours officiel syndical mettait essentiellement l’accent sur la protection du pouvoir d’achat, l’idée du mécanisme aurait pu soulever une question plus essentielle encore : entre le capital et le travail, qui doit payer pour l’inflation ? En attaquant les taux de profit, on pouvait imaginer que la demande salariale particulière du secteur public pouvait être partagée et reprise par d’autres groupes de travailleurs et de travailleuses. D’un enjeu corporatiste, on aurait pu passer à un enjeu de classe.
Ensuite, en plus du mécanisme contre l’inflation, une augmentation en chiffres absolus était demandée (100 $ par semaine) à la première année. À l’inverse, une augmentation en pourcentage creuse les écarts. Si le salaire est politique, c’est aussi parce qu’il est un marqueur et un reflet des inégalités de pouvoir au sein des collectifs de travailleurs et de travailleuses. La hiérarchie organisée dans nos milieux est réfléchie dans le salaire. À qui veut lutter contre l’inégalité au sein du secteur public, l’augmentation en chiffres absolus permet un rattrapage des bas salarié·e·s. Toute revendication salariale tendant vers la fin des divisions permet d’opérer une rupture avec les corporatismes et les discours sur la professionnalisation.
Évidemment, l’angle d’approche de la question salariale qui se dégage de notre analyse rapide est minoritaire dans le mouvement syndical. Pourtant, il permettrait de se servir du salaire comme levier et enjeu politique. L’idée n’étant plus d’essayer d’en déterminer la juste valeur sur le marché, mais de l’aligner sur nos besoins. En répondant au mieux à nos besoins de base, nous pouvons imaginer réduire le temps que nous consacrons au travail. Par ailleurs, la notion de besoin peut aussi être entendue dans un sens plus large : nos besoins politiques d’organisation. Les luttes sur le salaire permettent de nous organiser, mais aussi de transformer le contenu de notre classe et donc, de nous renforcer en nous liant à d’autres.
Au final, le mouvement de 2023 se sera conclu par les hausses salariales les plus hautes depuis des décennies (17,4 % sur 5 ans). À qui sait compter, ce chiffre est pourtant malheureux. En effet, il ne couvre qu’à peine l’inflation et ne permet pas de réel rattrapage sur les reculs salariaux des 20 dernières années. D’un côté, le mouvement aura réussi à stopper l’idée de montant forfaitaire ainsi que les propositions gouvernementales de hausses différenciées par secteur. De l’autre, il aura accepté des avantages financiers fort différents d’un secteur à l’autre tout en sanctionnant la multiplication des primes.
Les objectifs politiques que l’on pouvait tirer des revendications de départ n’ont donc pas été atteints. En ne couvrant qu’à peine l’inflation, l’entente signée par le Front commun participe à reconduire l’appauvrissement. À noter que les effets de l’inflation ne sont pas équitablement répartis. C’est que l’inflation est plus forte sur les biens de première nécessité (logement, alimentation et essence). Les dépenses pour ces mêmes biens représentant un pourcentage plus élevé du budget des bas salarié·e·s, l’appauvrissement ira en s’accentuant. De plus, en n’insérant pas le mécanisme de lutte contre l’inflation dans les conventions collectives, le Front commun s’est rendu incapable d’en faire une proposition politique partageable aux autres groupes de travailleurs et de travailleuses. Pour souligner comment ce mécanisme avait une portée politique, il nous a été rapporté par le comité de négociation que l’État le considérait comme « une atteinte à sa souveraineté ». Pour qui désire à la fois améliorer ses conditions et saper le pouvoir des dominants, cette phrase devrait sonner comme de la musique. Manifestement, pour l’ennemi, le salaire est politique.