
Thomas Etchecopar, professionnel dans la fonction publique
Etienne Simard, bibliotechnicien dans la fonction publique
Travailler moins et gagner autant. Cela peut sembler contre-intuitif au moment où les employeurs et l’État crient à la pénurie de main-d’œuvre. C’est pourtant ce qu’a adopté l’assemblée générale d’une section du Syndicat de la fonction publique du Québec [1] parmi ses revendications salariales : la réduction de la semaine de travail à quatre jours sans baisse de salaire.
On le sait, les démissions massives grugent les services publics depuis plusieurs années et ce bien avant la pandémie. Du côté des infirmières, par exemple, si elles étaient quelque 4 000 à quitter leur poste dans les neuf premiers mois de la crise sanitaire, environ 2 800 avaient démissionné l’année précédente, en 2019 [2]. De côté du personnel enseignant, il y a dix ans déjà, entre 25 à 30 % quittaient la profession après la première année et jusqu’à 50 % après cinq ans [3]. Dans les trois dernières années, c’est 4 000 profs qui ont déserté le réseau [4]. Le phénomène n’est pas étranger à la fonction publique où les gestionnaires sont en processus de recrutement perpétuel. Pour donner un exemple, lorsque nous sommes revenus physiquement au travail en avril 2022, nous n’avions jamais rencontré plus de la moitié de nos collègues. Et le roulement de personnel se poursuit depuis.
Mais voilà. Dans ce contexte de démissions massives, les augmentations de salaire, toujours en-deçà de l’inflation, ne font pas le poids pour compenser la surcharge, les cadences infernales et le mauvais climat de travail. Ce sont les principales raisons nommées dans les études pour expliquer les désertions. Dans plusieurs corps d’emploi, l’État employeur aurait beau concéder des gains salariaux importants (ou des pertes de salaires moins importantes), cela ne suffirait pas à contenir la plupart des départs. Ce n’est ainsi pas pour rien que la proposition de la semaine de quatre jours a été l’une des plus populaires de l’assemblée.
Avec la récession qui revient encore et toujours, on sait que l’État employeur va s’y référer pour justifier un cadre budgétaire serré et exercer une pression à la baisse sur les augmentations de salaires. Or la réduction du temps de travail permet justement la hausse des taux horaires sans augmenter la masse salariale. Ce qu’il y a à gagner, c’est du temps!
Le temps d’avoir le temps. De cultiver une vie hors travail qui ne se résume pas aux déplacements et aux contraintes de la vie domestique. Le droit d’être autre chose que de la main-d’œuvre, des ressources humaines à dépenser par les employeurs, des reproducteurs des travailleuses et travailleurs de demain. Le droit à une vie qui vaut la peine d’être vécue. C’est grosso modo le programme du mouvement ouvrier depuis deux siècles.
La généralisation du télétravail dans la fonction publique, dès les premiers mois de la pandémie, a provoqué une prise de conscience chez bon nombre de collègues, particulièrement les parents, du manque de temps et de flexibilité qu’implique un horaire à temps plein. Cela s’est accompagné chez plusieurs de l’envie d’avoir du temps, que ce soit pour cette collègue qui joue de la guitare arabo-andalouse, pour celle-ci qui apprend une nouvelle langue ou pour celui-là qui consacre son temps libre à la pêche. Mais surtout pour celles et ceux qui élèvent des enfants et qui aimeraient tout de même garder la tête hors de l’eau.
Contrairement aux réseaux de la santé et de l’éducation, la fonction publique permet déjà la réduction du temps de travail à quatre jours, mais seules les personnes capable de survivre avec un cinquième de leur paye en moins peuvent se le permettre. Cela implique soit d’être en couple avec quelqu’un qui a un revenu décent, soit d’être célibataire, sans enfant, avec un logement en ville pas trop loin d’un métro ou d’une ligne d’autobus pour éviter de s’endetter avec une voiture. Sont donc exclus de cette possibilité tous les parents qui élèvent des enfants seuls, comme c’est le cas de Thomas avec sa fille et ses deux garçons.
On oublie que les familles monoparentales représentent environ le tiers des familles au Québec [5]. Ce sont pourtant ces parents qui ont le moins de temps. Ils n’ont plus le temps, l’énergie et les capacités pour assurer un soutien adéquat à l’éducation de leurs enfants. Souvent, ces derniers sont laissés à eux-mêmes sur les réseaux sociaux, avec une alimentation déficiente et ont difficilement accès à leur famille et communauté élargies. Les parents se retrouvent dépassés et ne sont plus en mesure de leur assurer une transmission culturelle suffisante. Les travailleuses et travailleurs ont de moins en moins de temps de qualité à offrir à leurs famille et entourage, et ce manque de temps est à l’origine d’une importante misère sociale.
La revendication des quatre jours sans perte de salaire ne tombe pas de nulle part ; elle est même dans l’air du temps. En Allemagne, l’un des syndicats les plus imposants fait présentement campagne pour les quatre jours [6] alors qu’en Écosse, les travailleuses et travailleurs verront cette année leurs heures diminuées de 20 % en conservant les mêmes revenus et les mêmes avantages sociaux [7]. En Islande, c’est quelque 90 % de la population qui bénéficie d’une réduction du temps de travail [8]. Même chez nos voisins du sud, les législateurs de l’État du Maryland ont présenté un projet de loi incitant les employeurs des secteurs publics et privés à faire l’expérience de la semaine raccourcie sans réduction des salaires et des avantages sociaux [9]. Un plan similaire visant à instaurer un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée a été adopté au Japon en 2021 [10].
Le travail doit s’adapter aux collègues qui élèvent leur famille seule. Ce n’est plus aux travailleuses et travailleurs de s’adapter aux impératifs des employeurs qui nous font travailler toujours plus et toujours plus vite. Les syndicats de la fonction publique peuvent jouer un rôle clé dans cette lutte, les services publics de ce réseau pouvant plus aisément s’adapter que les écoles et les hôpitaux. Il est plus que temps de profiter de la pénurie de main-d’œuvre à l’avantage de meilleures conditions d’existence plutôt que de la subir comme contrainte à travailler davantage.
Notes
1. La section 207 du SFPQ, plus exactement. La revendication n’a malheureusement pas été reprise par le conseil de négociation national, mais ce n’est que partie remise. ⤴
2. Florence Morin-Martel et Gabrielle Duchaine, « Infirmières à bout de souffles », La Presse, 23 janvier 2022. ⤴
3. Suzanne-G. Chartrand, « Comprendre les causes de la pénurie d’enseignants », Le Devoir, 13 novembre 2021. ⤴
4. Daphnée Dion-Viens, « Vague de démissions: 4000 profs ont déserté nos écoles en trois ans », Journal de Québec, 6 février 2023. ⤴
5. En 2016, 29,4 % des familles étaient monoparentales. Voir Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec. ⤴
6. Il s’agit de l’Industriegewerkschaft Metall. Voir « IG Metall is pushing for a four-day week », The Economist, 20 août 2020. ⤴
7. Bussey, Katrine, « Scottish Government urged to expand pilot of four-day working week », The Scotsman, 1er septembre 2021. ⤴
8. Josephine Joly et Alixan Lavorel, « Semaine de quatre jours : quels sont les pays qui l’ont adoptée et est-ce une réussite? », Euronews, 15 juin 2022. ⤴
9. Maryland Geneval Assembly, Four–Day Workweek Pilot Program and Income Tax, 18 janvier 2023. ⤴
10. Emilie Abrassart, « Le Japon propose une semaine de 4 jours », RTBF, 16 juillet 2021. ⤴